Le choix de ne pas choisir, de ne jamais rien vouloir vraiment, et donc de ne se servir des choses et des personnes que tant qu’elles peuvent procurer une satisfaction, ne peut en effet qu’offrir au sujet une expérience désespérante de non-sens. L’issue – pour reprendre les termes de Kierkegaard – ne peut être que celle d’un désespoir du fini auquel manque l’infini, ou, à l’inverse, d’un désespoir de l’infini auquel manque le fini.
Désespérer de l’infini signifie renoncer à vouloir infiniment le fini. Le sujet passe ainsi – sans engagement – d’une expérience à l’autre, d’une expérimentation à l’autre, sans se décider pour aucune. L’issue est inévitable : tout se révèle insatisfaisant, rien ne mérite d’être réellement choisi et voulu. Autant se contenter de poursuivre une série de satisfactions momentanées restant inévitablement étrangères au sujet, qui n’est, au fond, jamais impliqué en elles et finit donc par être un simple spectateur d’événements qui ne deviennent jamais, au sens propre, histoire. (…) Le sujet ne fait pas l’expérience, mais seulement des expériences. Il n’habite ni ne vit jamais réellement son propre temps, qui se réduit donc à une pure durée où tout arrive en vain.
Le désespoir du fini est encore plus insidieux. Comme nous venons de le voir, si désespérer de l’infini signifie sauter d’un fini à l’autre dont chacun est dépourvu d’intérêt infini, sans se décider vraiment pour aucun, et finir ainsi par n’en habiter jamais aucun, désespérer du fini signifie prétendre soumettre chaque expérience finie à une évaluation préalable, menée sur la base d’un critère infini et, donc, idéalisé. L’idéaliste sacrifie ainsi le fini au nom d’un idéal abstrait inexistant. La conclusion s’impose : rien de fini ne pourra se révéler satisfaisant si on le juge à l’aune d’une mesure idéale et abstraite.
Le résultat des deux formes de désespoir est donc le même : rien n’est jamais choisi, rien n’est jamais vraiment voulu.
La seule possibilité que l’existant se révèle sensé est qu’il soit choisi et voulu dans un engagement de soi et donc, inévitablement, à ses risques et périls. Seule une décision incessante, renouvelée et réaffirmée en faveur de la confiance, peut en effet permettre l’expérience d’un sens qui se donne, si mystérieux et insaisissable soit-il. La confiance originaire dans la bonté de l’existence, cette confiance élémentaire et naïve qui accompagne nos pas depuis toujours, est elle aussi le fruit d’une décision, bien qu’implicite et irréfléchie : il y a en elle, en effet, un engagement de la liberté.
C’est l’inévitable destin moral de l’être humain : celui-ci ne peut pas ne pas choisir, il ne peut se soustraire à une décision qui est aussi et toujours une décision sur lui-même ; la tentative même de ne pas s’engager, de s’épargner, dans l’illusion de se préserver des risques liés au choix, constitue de toute façon un choix, duquel il paie toutes les conséquences. Il n’y a pas d’alternative au choix, au vouloir.
Apparaissent ainsi clairement les limites liées à une culture tendant à décourager les choix qui nous engagent ; c’est le cas de la culture dominante de notre époque, favorisée par le primat qu’elle accorde aux exigences du marché.
Seuls le souci et la sauvegarde de la mémoire peuvent faire en sorte que le mal n’arrive pas en vain, en faisant croître l’expérience individuelle et collective.
Reconnaître à quelqu’un ses droits politiques sans lui assurer une instruction favorable à leur exercice, revient à affirmer abstraitement un droit tout en le niant concrètement.