Paris, Editions du Cerf, 2007.

Luigi Giussani (1922-2005) est prêtre de Milan, professeur de théologie à l’université catholique du Sacré-Cœur à Milan, président et fondateur de la fraternité « Communion et Libération », consultant de la Congrégation pour le clergé et du Conseil pontifical pour les laïcs. Sa cause en béatification a été introduite en 2012.


Le mot « expérience » ne signifie pas exclusivement « essayer » : l’homme expérimenté n’est pas celui qui a accumulé des « expériences » – faits et sensations – en faisant, comme on dit, feu de tout bois. Une telle accumulation indistincte porte le plus souvent à la destruction et à l’anéantissement de la personnalité.
L’expérience coïncide, certes, avec le fait d’essayer et de ressentir quelque chose, mais elle coïncide surtout avec le jugement donné sur ce que j’éprouve. Ce qui caractérise l’expérience n’est pas tant de faire, d’établir des rapports avec la réalité de manière mécanique. Ce qui caractérise l’expérience, c’est la compréhension d’une chose, la découverte de son sens. L’expérience implique donc l’intelligence du sens des choses. p. 23.


La tradition est ce don complexe dont la nature arme notre personne. Non pas pour en rester prisonniers, mais pour que nous puissions développer – jusqu’à le changer en profondeur – ce qui nous a été donné. p. 64.


« Que peut bien donner la science à la foi ? A moi, elle a donné beaucoup, en me conduisant au seuil du mystère et me laissant entendre qu’au-delà du seuil le mystère est infranchissable par les moyens scientifiques. Ainsi, la science a contribué à me pousser sur le sentier abrupt et pénible qui monte vers la lumière de la pleine foi. » (Francesco Severi, L’eterno nel tempo, Assise, Edizioni Pro Civitate Christiana, 1956, p. 81). p. 80.


La promesse se trouve à l’origine, depuis l’origine même de notre création. Structurellement, l’homme attend ; structurellement il est mendiant : structurellement, la vie est promesse. p. 85.


Le dialogue et la communication surgissent de l’expérience, dont la profondeur réside dans la capacité de mémoire : plus ils sont chargés d’expérience, plus ils sont capables de vous parler, plus ils sont capables d’échanger avec vous. Le dialogue et la communication humaine ont des racines dans l’expérience : en effet, à quoi tiennent l’aridité, la mollesse de la vie en commun, de la vie en commun des communautés sinon au fait que trop peu de personnes peuvent se dire engagées dans l’expérience, dans la vie comme expérience ? C’est le désengagement de la vie comme expérience qui fait bavarder et non parler. L’absence de vrai dialogue, cette terrible sécheresse de la communication, cette incapacité de communiquer ne peuvent être comparées qu’au commérage. p. 126.


Face à la destinée vécue dans l’absence de sens, l’homme endure une terrible solitude. La solitude, ce n’est pas être seul, mais c’est l’absence de sens. p. 128.


La liberté, c’est de dépendre de Dieu. (…) La liberté s’identifie avec la dépendance reconnue et vécue vis-à-vis de Dieu, sur le plan humain. Tandis que l’esclavage est la négation ou la censure de ce rapport. La conscience vécue de ce rapport s’appelle « religiosité ». La liberté est dans la religiosité ! C’est pourquoi le seul frein, la seule limite, le seule terme à la dictature de l’homme, qu’il s’agisse de l’homme et de la femme, des parents et des enfants, qu’il s’agisse des gouvernements et des citoyens, des patrons et des ouvriers, des chefs de parti et des structures où les gens travaillent ; le seul frein et la seule limite, la seule opposition à l’esclavage du pouvoir, la seule est la religiosité. p. 137.


Un grand philosophe français contemporain, Paul Ricœur, a évoqué dans une phrase parfaite l’essence de l’ouverture inépuisable de la raison devant le rappel inépuisable du réel : « Ce que je suis est incommensurable avec ce que je sais. » (Gabriel Marcel et Karl Jaspers, Paris, Editions du Temps présent, 1947, p. 49). p. 145.


« L’émotion la plus belle et la plus profonde que nous puissions éprouver est le sens du mystère ; c’est là que réside la semence de tout art, de toute vraie science. Quiconque croit que sa vie et celle de ses semblables est privée de sens n’est pas seulement malheureux, mais tout juste capable de vivre. La préoccupation de l’homme et de sa destinée doit toujours constituer le principal intérêt de tous les efforts techniques : ne l’oubliez jamais au milieu de vos diagrammes et de vos équations. » (Albert Einstein, Como io vedo il mondo, Rome, Newton Compton, 1975, p. 22). p. 183.


Il y a un hiatus, un abîme, un vide entre l’intuition du vrai, de l’être – donnée par la raison – et la volonté : il y a une dissociation entre la raison, perception de l’être, et la volonté, qui est affectivité, c’est-à-dire énergie d’adhésion à l’être (dans cette expérience, le christianisme parlerait d’une blessure causée par le « péché originel »). Ainsi, on voit les raisons, mais on ne bouge pas. On ne bouge pas, c’est-à-dire qu’on n’a pas l’énergie de la cohérence. Non pas la cohérence dans le sens éthique de comportement comme aboutissement, mais dans le sens théorique d’adhésion intellectuelle au vrai, entrevu grâce aux raisons. C’est cette cohérence qui donne naissance à l’unité de l’homme. Ainsi, la cohérence demeure l’énergie par laquelle l’homme décide d’adhérer, de « se coller » à ce que la raison lui fait voir. pp. 190-191.


L’homme ne peut éviter cette alternative : ou bien il est esclave des hommes, ou bien il est sujet dépendant de Dieu. p. 205.


Notre nature est exigence de vérité et d’accomplissement, c’est-à-dire de félicité. p. 209.