Montesquieu ne nie pas que la religion puisse légitimement porter un jugement propre, et négatif, sur le prêt à intérêt, mais elle ne doit l’exprimer que sous la forme d’un conseil de perfection, non comme un commandement effectif susceptible d’être promulgué dans une loi : « C’est bien une action très bonne de prêter à un autre son argent sans intérêt, mais on sent que ce ne peut être qu’un conseil de religion, et non une loi civile. » Le prêt à intérêt fourni en quelque sorte l’expérience cruciale de la philosophie morale de Montesquieu, puisque son interdiction produit son aggravation, je veux die l’usure. C’est à son propos qu’il écrit : « Les lois extrêmes dans le bien font naître le mal extrême. »


Les deux thèses partagent le même ennemi, elles récusent également l’idée classique d’une hiérarchie objective, inscrite dans la nature humaine, voire dans l’ordre du monde, des fins ou des biens humains. Tandis que Montesquieu met les paramètres sociologiques, les « choses » qui « gouvernent les hommes », sur le même plan, la sociologie des valeurs considère de son côté qu’objectivement toutes les valeurs se valent : une valeur ne devient valeur, et donc ne vaut, que subjectivement du point de vue et par la volonté de celui qui valorise.


J’ai déjà plusieurs fois souligné le contraste, propre à l’esprit des démocraties modernes, entre l’activisme réformateur sous la bannière de l’universalité des droits et la passivité scientifique au nom de la diversité des cultures. Il n’est pas douteux qu’il y a quelque bizarrerie, par exemple, à dénoncer le sort fait aux femmes en Occident au nom des droits de la personne, et à accepter celui qu’elles connaissent en terre d’islam au nom de la particularité souveraine de toute culture. Ceux qui protestent qu’une telle attitude enveloppe une contradiction logique et une faute morale également inadmissibles font assurément œuvre salutaire d’éducation civique. Mais ce qui est nettement choquant aux yeux de l’honnête citoyen perd de sa netteté à ceux du philosophe scrupuleux. A regret, avec répugnance, il discerne un point de profonde complicité entre les deux affirmations en litige : l’homme est l’être qui a des droits ; l’homme est un être de culture. Le démocrate vulgaire, qui crie ces deux slogans avec une égale force, exprime une vérité qu’il est bien incapable de comprendre.


Une fois que l’institutionnalisation de la volonté humaine, comme volonté raisonnable de chacun, est véritablement engagée, inscrite dans les institutions politiques – cette étape décisive est accomplie avec la Révolution française –, l’ordre politique est dès lors intrinsèquement satisfaisant, comme Hegel encore le souligna. Il peut y avoir une divergence d’appréciation, et donc une différence de satisfaction, entre ceux qui considèrent que ce que veut la volonté raisonnable est d’ores et déjà réalisé – le parti de l’ordre, ou du statu quo, la droite –, et ceux qui estiment que cela n’est encore réalisé qu’imparfaitement, qu’il faut donc accomplir des réformes importantes, voire une révolution qui sera le dernier effort de la réalisation – le parti du mouvement, du progrès, la gauche ; mais pour l’essentiel, s’il considère les institutions de la démocratie moderne en tant qu’elles réalisent le principe de la volonté raisonnable, l’homme moderne, celui du moins qui est raisonnable, est nécessairement satisfait. Il ne désire, politiquement, rien d’autre que ce qu’il a. De fait, que puis-je vouloir d’autre que ce que je veux ? Puisque la démocratie moderne est le régime fondé sur la volonté humaine, comment celle-ci pourrait-elle vouloir autre chose que cette démocratie ? En voulant la démocratie, la volonté se veut elle-même.


L’homme de la démocratie moderne a le sentiment très vif que personne n’a le droit de l’empêcher de chercher son bien selon l’idée qu’il s’en forme souverainement. En même temps, il pense sincèrement qu’il n’a nul droit de contraindre son voisin à mener cette recherche comme il le fait lui-même, à évaluer comme lui les choses du monde, à penser comme il pense. Mon voisin est aussi libre que je le suis moi-même ; je veux sa liberté du même mouvement que je veux la mienne. C’est ainsi que celui qui était mon prochain devient mon égal, et que nous nous reconnaissons l’un l’autre comme également humains. Cette reconnaissance réciproque enlève de son urgence à la connaissance du bien – s’il existe – commun aux deux libertés qui ainsi se reconnaissent et se respectent. La revendication subjective de mon égal fait passer au second plan, si elle ne l’annule pas complètement, la revendication objective du bien, je veux dire : l’appel que le bien, quel qu’il soit et, d’abord, s’il existe, adresse, objet de désir, à tout homme en tant qu’homme. Plus nous reconnaissons et plus nous affirmons l’égalité et la ressemblance des hommes, plus la liberté de mon égal prend d’autorité à mes yeux. Dès lors, si mon bien ne peut être loi pour lui, restera-t-il une exigence impérieuse pour moi ? Il n’est plus précisément que mon bien. Pourquoi n’abandonnerais-je pas, ou du moins ne traiterais-je pas avec légèreté ce dont mon voisin, mon égal, mon semblable, a le droit de faire fi ? Le droit pour chacun de chercher son bien devient le droit, c’est-à-dire l’autorisation de ne pas le chercher. Par des voies subtiles et indirectes mais de manière pour ainsi dire irrésistible, cette autorisation ressemble de plus en plus à une suggestion, bientôt à une injonction, dont elle a, en tout cas, les effets. La loi nouvelle permet d’abord d’être indifférent à tous les biens qui font l’objet de la quête humaine, et même à la vérité qui est le premier des biens ; peu à peu elle l’ordonne : comment penser qu’est vraiment dommageable, mauvais pour l’homme, ce que la loi, naturellement majestueuse, autorise ?


L’homme moderne, en tant que moderne, fuit la loi et la poursuit. Il fuit la loi qui lui est donnée, et il cherche la loi qu’il se donne. Il fuit la loi qui lui est donnée par la nature, par Dieu, ou qu’il s’est donnée à lui même hier, et qui aujourd’hui lui pèse comme la loi d’un autre. Il cherche la loi qu’il se donne à lui-même, et sans laquelle il serait le jouet précisément de la nature, de Dieu ou de son propre passé. La loi qu’il cherche ne cesse de devenir, elle devient continûment la loi qu’il fuit. En fuite et en recherche, ne cessant de poser devant lui la différence des deux lois, l’homme moderne procède ainsi à la création continuée de ce qu’il appelle l’Histoire.