Paris, Editions Parole et Silence, 2012.

Le frère Thierry-Dominique Humbrecht, dominicain, docteur en philosophie et en théologie, dirige la collection Bibliothèque de la Revue thomiste.


La société post-soixante-huitarde, qui a si bien tué le père, a produit des pères de substitution : les gourous remplacent l’autorité raisonnée, et le communautarisme, la société. Les gourous sont comme des chefs de meute, ils gouvernent par leur charisme personnel, mélange de séduction et d’autoritarisme, jouant en général, à mesure que le temps passe, de moins en moins sur la séduction et de plus en plus sur l’autoritarisme. L’effondrement des lois, soi-disant au bénéfice de la liberté, a produit des espaces vides, propices à toutes les tyrannies. L’absence volontaire de normes permet d’imposer celle du plus fort. Le communautarisme, qui se présente comme le repli sur des microsociétés fondées sur l’identité (d’origine sociale, de couleur de peau, de militance sexuelle, de vêtements) apparaît comme une caricature de société, sur le mode fusionnel et non plus complémentaire, sécrétant l’exclusion, décrétant des obligations et des interdits. Les pères de substitution sont alors, non plus des intellectuels, des sages ou des politiques d’envergure, mais des chanteurs de rock, des sportifs, des mannequins ou des représentants de communautés. p. 30.


Presque tous les intellectuels français qui comptaient furent fascinés par le marxisme et y entraînèrent des foules. Peu ont fait amende honorable de leurs errements. Ce succès s’appuie sur le maintien paradoxal mais agissant d’un cadre mental chrétien à l’intérieur d’une doctrine radicalement athée : un paradis promis (sur terre), à établir (non plus par la charité mais par la justice), dans une communauté (le communisme imite l’Eglise), générosité apparente envers les pauvres (alors que le matérialisme et la dialectique marxistes rendent illusoires la liberté individuelle et donc aussi la générosité). Un certain athéisme sait rester catholique dans ses structures sinon dans son contenu, si bien que nombre de chrétiens s’y sentent à l’aise et s’y fourvoient. p. 35.


Nous venons de vivre quarante ans accompagnés par une classe politique et culturelle surpeuplée d’anciens soixante-huitards, qui, après avoir péroré sur le concept de prolétariat, ont occupé tous les postes de pouvoir, y ont prospéré, grossi, s’y sont reproduits et enrichis, sans plus s’enquérir des prolétaires. p. 43.


La civilisation du loisir, dont la mode récente du « développement personnel » est la version hygiénique, est une recherche de soi et non plus de Dieu ni de son prochain. Elle déchristianise par elle-même. Qui ne manque plus de rien ne pense pas à Dieu. Lorsque bien des gens se demandent pourquoi les chrétiens de nos pays se détachent de l’Eglise, ils oublient que ceux-ci ne décrochent pas tant par rapport à l’institution (bien que ce soit leur prétexte invoqué) que par rapport au Christ lui-même et à l’Evangile, non par haine mais par abandon. Un repus est oublieux. Il s’occupe de son confort, et l’installation du confort prend du temps. N’est-ce pas la raison des jugements, si sévères et si fréquents, de Jésus, à l’égard de la richesse ? p. 45.


Le relativisme est une attitude intellectuelle apparemment souple et libre, mais ce n’est pas le cas. Démuni de fondement dans l’être, il ne peut imposer ses codes que par la séduction ou la force. Le relativisme comme fondement de la société est donc tyrannique par essence. Il semble tirer sa légitimité d’une décision démocratique, mais il n’aime pas avouer qu’il a préparé les esprits à adopter une direction qui demain sera votée dans son sens. Il n’aime pas non plus expliciter la façon dont il impose ses décisions à ceux qui n’ont pas voté pour lui. Il répugne encore davantage à se pencher sur le malheur qu’il institue dans la conscience des gens, qui se trouvent contraints à vivre sans boussole, ou bien, si par-devers eux ils ont conservé des convictions chrétiennes, à devenir schizophrènes en ne les incarnant qu’en privé. Cette amputation les astreint à vivre en contradiction avec eux-mêmes. p. 56.


Il est devenu intolérable aujourd’hui, de quelque manière que l’on vive, de ne pas paraître approuvé par son Eglise. La bonne conscience postmoderne, qui est venue remplacer la bien-pensance bourgeoise issue du dix-neuvième siècle, en a conservé la volonté farouche d’être considérée dans ses choix. Avant, on cachait ce qui était hors-normes ; aujourd’hui, on veut que tout apparaisse légitime. Donc, puisque nombre de personnes, notamment chrétiennes, vivent des situations que l’Eglise au nom de l’Evangile ne se donne pas le droit d’approuver, il revient à l’Eglise d’évoluer ou bien de disparaître, puisque nul n’accepte de reconnaître le caractère objectivement désordonné — par hypothèse — de sa situation. Le fait que l’Evangile n’apparaisse plus comme fondement de vérité auquel tout le monde, dans l’Eglise, doive mesurer sa vie, montre la gravité de la perte de conscience collective. Le christianisme ne devrait n’être que l’expression du consensus démocratique, à une période donnée, sur ce qui doit se dire ou se vivre. p. 72.


On se demande s’il serait possible pour un jeune peintre d’espérer le succès autrement qu’en professant le dogme suivant : l’art n’est plus une recherche du beau (puisque la “beauté” est déconstruite) mais l’expression de sa subjectivité. Il faut désormais s’exprimer, et non plus créer du beau. p. 74.


La déconstruction, dans l’art autant que dans la pensée, est d’abord, philosophiquement, une révolte contre la nature. La volonté de l’artiste se hérisse contre l’ordre des choses, celui du Bien contemplé et de l’immobilité des valeurs (…). L’artiste occidental n’imite plus la nature, il doit devenir un « créateur » et ses œuvres des « créations ». Ces qualificatifs sont aujourd’hui des plus répandus, parfois immodestement, même dans leur genre, tant ils peuvent désigner des réalisations sans génie, voire des produits commerciaux. p. 79.


L’athéisme est le fruit d’un conflit des libertés : tout ordre divin inscrit dans le monde étant perçu comme une entrave, il faut rompre de telles chaînes et se passer de Dieu. Sartre dit : « Il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. » L’absence de Dieu permet en retour, de voir s’effacer l’ordre providentiel, c’est-à-dire une finalité inscrite dans les êtres et, plus encore, inscrite dans la liberté humaine. Par nature, l’homme était fait pour revenir librement vers Dieu. Sans Dieu, plus de fin, plus de nature. La liberté se donne ses propres fins, tant au plan collectif qu’individuel. L’ordre politique passe ainsi de l’autonomie, légitime dans son ordre sous l’égide de la providence, à l’indépendance. Tout ce qui relevait de la grâce est ou bien exclu ou bien annexé par la nature ; la nature est elle-même limitée par le contrat social ; enfin, le contrat passe en révision, ce qui correspond à notre période actuelle, où une majorité changeante peut s’arroger le droit de faire évoluer les fondements de l’éthique. pp. 131-132.


La communauté chrétienne de mon village ou de mon quartier existe si je la rejoins ; l’église est ouverte si je viens y prier ; il y a des catéchistes si je me propose ; mes enfants demeurent chrétiens si je leur ai donné le spectacle de ma propre foi, par l’exemple et la parole, l’un et l’autre explicitement chrétiens et non par une vie honnête et routinière qui n’est plus chrétienne que par hasard. La communauté chrétienne n’existera que si des personnes acceptent de la composer et d’en porter le souci. p. 148.


Refuser la primauté de l’objectivité sur la subjectivité, en pratique autant qu’en théorie ; refuser de respecter la nature naturelle et même la nature rationnelle, au profit de l’asservissement de toutes les choses à la volonté de puissance à la fois technologique et libertaire, c’est détruire dans la vie des hommes leur propre dignité, et donc leur possibilité de parvenir librement à la béatitude que Dieu leur promet. p. 181.


Le monde n’est pas qu’une raison en train de s’effectuer, il est plutôt le concours des libertés en train de poser leurs choix. p. 253.