Trad. Jean Granier, Paris, Editions Ad Solem, 2010.

Josef Pieper (1904-1997) a consacré sa vie à la recherche de la vérité par l’exercice de la philosophie. Il fut en Allemagne l’un des grands connaisseurs de Platon, Aristote et saint Thomas d’Aquin. Opposant au régime nazi et réduit au silence, ce n’est qu’après la guerre qu’il trouva une consécration universitaire.


Manifestement, il ne nous suffit donc pas simplement d’exister, ce que, de fait, nous faisons « de toute façon » et « quoi qu’il en soit ». Ce qui nous importe par-dessus tout, c’est la confirmation expresse : « C’est bon que tu existes ; quelle merveille que tu sois là ! » Autrement dit, ce dont nous avons besoin, par delà le simple fait d’exister, c’est d’être aimé. Voilà qui est étonnant. Être créé par Dieu ne nous suffit-il pas ? Non, c’est un fait qui demande à être continué et parachevé. Comment ? Par la force créatrice de l’amour humain. p. 68.


On ne peut absolument pas séparer l’”être-là” (l’existence) de l’”être-tel” (l’essence) ; il n’y a pas d’existentia sans essentia. Et celui qui est épris, lui aussi, en regardant l’être aimé, a naturellement les deux devants les yeux ; il ne peut pas du tout faire abstraction du “ce que”, du projet, que l’autre est appelé à réaliser. Ce caractère de projet, ce qui est en vue “en fait” avec l’être aimé, seul l’appréhende peut-être le regard prévenant de celui qui aime ! Et peut-être en va-t-il également ainsi que l’amour, au moment d’accomplir son tout premier pas, s’enflamme à la vue de l’”être-tel” de l’être aimé, et donc, en effet, à la vue de ses “qualités” (beauté, charme, brillante intelligence), pour ensuite, quand il est vraiment devenu de l’amour, pénétrer jusqu’au coeur de la personne, retranché derrière ces qualités ; et les porte jusqu’au vrai sujet de cet acte insondable que nous appelons l’”exister”, jusqu’au moi le plus profond de l’être aimé, lequel demeure, les qualités aimables dussent-elles avoir disparu depuis longtemps, elles qui ont bien pu être une fois, tout à fait au commencement, comme une sorte de “raison” d’aimer. p. 102.


Celui qui qualifierait l’éros de force médiatrice reliant ce qu’il y a de plus bas à ce qu’il y a de plus élevé en l’homme, le naturel, le sensible, au moral et au spirituel, empêchant que l’un soit séparé de l’autre, et gardant à toutes les formes de l’amour, de la sexualité à l’agapè, le propre de ce qui est véritablement humain — celui-là aurait par avance implicitement admis qu’aucun de ces éléments ne saurait être marginalisé, comme si l’un d’eux ne pouvait pas appartenir à la nature humaine. Au contraire, « tout y a sa place ». La grande tradition chrétienne affirme même que ce qui relève de la nature créée chez l’homme est le fondement de tout ce qui est « supérieur », mais aussi de tout ce qui peut lui être accordé de surcroît par grâce divine. p. 165.


Dans une société qui fait de la sexualité la condition préalable de l’amour, et non pas de l’amour la condition pour ce don qu’est l’union des corps, paradoxalement la sexualité sépare plutôt qu’elle unit, laisse seuls et isolés l’homme et la femme, là où justement ils pensaient se retrouver le plus sûrement. Le caractère surprenant, on peut dire aussi décevant, de ce paradoxe, qui n’est qu’apparent bien sûr, augmente d’autant plus encore que la consommation fait du sexe une chose dont on peut disposer à tout moment. p. 171.