Paris, Coll. « Points », Editions du Seuil, 1957.
Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) est un prêtre jésuite français, chercheur, paléontologue, théologien et philosophe. Il a tenté dans une synthèse unique de penser la place de l’homme et le sens du Christ cosmique dans l’univers en évolution.
Ainsi chaque homme, au cours de sa vie présente, n’a pas seulement à se montrer obéissant, docile. Par sa fidélité, il doit construire en commençant par la zone la plus naturelle de lui-même une œuvre, un opus, où entre quelque chose de tous les éléments de la Terre. Il se fait son âme, tout le long de ses jours terrestres ; et, en même temps, il collabore à une autre œuvre, à un autre opus, qui déborde infiniment, tout en les commandant étroitement, les perspectives de sa réussite individuelle : l’achèvement du monde. Car il ne faut pas oublier cela non plus, en présentant la doctrine chrétienne du salut : dans son ensemble, c’est-à-dire dans la mesure où il constitue une hiérarchie d’âmes, — qui n’apparaissent que successivement, qui ne se développent que collectivement, qui ne s’achèveront qu’unitairement —, le Monde, lui aussi, subit une sorte de vaste « ontogenèse » dont le développement de chaque âme, à la faveur des réalités sensibles, n’est qu’une harmonique réduite. Sous nos efforts de spiritualisation individuels, il accumule lentement, à partir de toute matière, ce qui fera de lui la Jérusalem céleste ou la Terre nouvelle. pp. 39-40.
Pour qui tend convenablement sa voile au souffle de la Terre, un courant se décèle qui force à prendre toujours la plus haute mer. Plus un homme désire et agit noblement, plus il devient avide d’objets larges et sublimes à poursuivre. La seule famille, le seul pays, la seule face rémunératrice de son action ne lui suffisent bientôt plus. Il lui faudra des organisations générales à créer, des voies nouvelles à frayer, des Causes à soutenir, des Vérités à découvrir, un Idéal à nourrir et à défendre. — Ainsi, peu à peu, l’ouvrier de la Terre ne s’appartient plus. Petit à petit, le grand souffle de l’Univers, insinué en lui par la fissure d’une action humble mais fidèle, l’a dilaté, soulevé, emporté. p. 56.
Dieu ne peut pas, en vertu même de ses perfections, faire que les éléments d’un Monde en voie de croissance, — ou tout au moins d’un Monde tombé en voie de remontée —, échappent aux heurts et aux diminutions, même morales : « necesse est enim ut veniant scandala ». Eh bien, il se rattrapera, — il se vengera, si l’on peut dire, — en faisant servir à un bien supérieur de ses fidèles le mal même que l’état actuel de la Création ne lui permet pas de supprimer immédiatement. Semblable à un artiste qui saurait profiter d’un défaut ou d’une impureté pour tirer de la pierre qu’il sculpte, ou du bronze qu’il fond, des lignes plus exquises ou un son plus beau, Dieu, pourvu que nous nous fiions amoureusement en lui, — sans écarter de nous les morts partielles, ni la mort finale, qui font essentiellement partie de notre vie, les transfigure en les intégrant dans un plan meilleur. Et à cette transformation non seulement nos maux inévitables sont admis, mais nos fautes, même les plus volontaires, si seulement nous les pleurons. Pour les chercheurs de Dieu, tout n’est pas immédiatement bon, mais tout est susceptible de le devenir : « Omnia convertuntur in bonum. » pp 78-79.
Mon Dieu, il m’était doux, au milieu de l’effort, de sentir qu’en me développant moi-même, j’augmentais la prise que vous avez sur moi ; il m’était doux, encore, sous la poussée intérieure de la vie, ou parmi le jeu favorable des événements, de m’abandonner à votre Providence. Faites qu’après avoir découvert la joie d’utiliser toute croissance pour vous faire, ou pour vous laisser grandir en moi, j’accède sans trouble à cette dernière phase de la communion au cours de laquelle je vous possèderai en diminuant en vous.
Après vous avoir aperçu comme Celui qui est un « plus moi-même », faites, mon heure étant venue, que je vous reconnaisse sous les espèces de chaque puissance, étrangère ou ennemie, qui semblera vouloir me détruire ou me supplanter. Lorsque sur mon corps (et bien plus sur mon esprit) commencera à marquer l’usure de l’âge ; quand fondra sur moi du dehors, ou naîtra en moi, du dedans, le mal qui amoindrit ou emporte ; à la minute douloureuse où je prendrai tout à coup conscience que je suis malade ou que je deviens vieux ; à ce moment dernier, surtout, où je sentirai que je m’échappe à moi-même, absolument passif aux mains des grandes forces inconnues qui m’ont formé ; à toutes ces heures sombres, donnez-moi, mon Dieu, de comprendre que c’est Vous (pourvu que ma foi soit assez grande) qui écartez douloureusement les fibres de mon être pour pénétrer jusqu’aux moelles de ma substance, pour m’emportez en Vous. pp. 84-85.
Votre devoir et votre désir essentiels sont d’être unis à Dieu. Mais, pour vous unir, il faut d’abord que vous soyez, — et que vous soyez vous-mêmes, le plus complètement possible. Eh bien, développez-vous donc, prenez possession du Monde pour être. Et puis, ceci fait, renoncez-vous, acceptez de diminuer pour être à l’autre. Voilà le double et unique précepte de l’ascétique chrétienne complète. p. 96.
La Matière, avant tout, ce n’est pas seulement le poids qui entraîne, la vase qui enlise, le buisson épineux qui barre le sentier. Prise en soi, antérieurement à notre position et à nos choix, elle est simplement la pente, sur laquelle on s’élève aussi bien qu’on descend, le milieu qui supporte aussi bien qu’il cède, le vent qui abat, aussi bien qu’il enlève. Par nature, et en suite du péché d’origine, elle représente, il est vrai, une perpétuelle aspiration vers la déchéance. Mais, par nature aussi, et en suite de l’Incarnation, elle renferme une complicité (aiguillon ou attrait) pour le plus-être, qui équilibre, ou même domine le « fomes peccati ». p. 113.
Le Panthéisme nous séduit par ses perspectives d’union parfaite et universelle. Mais au fond il ne nous donnerait, s’il était vrai, que fusion et inconscience, puisque, au terme de l’évolution qu’il croit découvrir, les éléments du Monde s’évanouissent dans le Dieu qu’ils créent ou qui les absorbe. Notre Dieu, tout au contraire, pousse à l’extrême la différenciation des créatures qu’il concentre en lui. Au paroxysme de leur adhésion, les élus trouvent en lui la consommation de leur achèvement individuel. Seul, par suite, le Christianisme sauve, avec les droits de la pensée, l’aspiration essentielle de toute mystique : s’unir (c’est-à-dire devenir l’Autre) en restant soi. p.127.
Le Païen cherche à épouser tout le sensible pour en épuiser la joie : il adhère au monde. Le Chrétien ne multiplie ses contacts avec le Monde que pour capter ou subir les énergies qu’il ramènera, ou qui le mèneront, au Ciel. Il préadhère à Dieu.
Le Païen pense que l’Homme se divinise en se fermant sur soi ; le geste final de l’évolution humaine est, pour chacun ou pour l’ensemble, de se constituer en soi. Le Chrétien ne voit sa divinisation que dans l’assimilation, par un Autre, de son achèvement : le comble de la vie, à ses yeux, est la mort dans l’Union. p.131.