Paris, Coll. « Points », Editions du Seuil, 1965.
Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) est un prêtre jésuite français, chercheur, paléontologue, théologien et philosophe. Il a tenté dans une synthèse unique de penser la place de l’homme et le sens du Christ cosmique dans l’univers en évolution.
Science et Christ, 27 février 1921
Quoi qu’en disent les pragmatiques à outrance, les utilitaires, ce que l’homme cherche tout le long de sa vie, ce qu’il poursuit plus que le pain et tout le bien-être matériel, c’est le savoir. L’essence même de notre vie est de tendre non pas à être mieux, mais à être plus. Or un instinct plus fort que toutes les remontrances des sceptiques et des faux Sages nous en avertit : pour être plus, il faut, d’abord, que nous sachions plus. p. 50.
Jésus nous prêche la pureté, la charité, l’abnégation. Mais quel est l’effet spécifique de la pureté, sinon la concentration et la sublimation des puissances multiples de l’âme, l’unification de l’Homme en soi ? Qu’opère, à son tour, la charité, sinon la fusion des individus multiples en un seul corps et une seule âme, l’unification des Hommes entre eux ? Que représente, enfin, l’abnégation chrétienne, sinon la déconcentration de chaque Homme en faveur d’un Etre plus parfait et plus aimé, l’unification de tout en un ? p. 62.
Mon univers, 25 mars 1924
L’Union créatrice n’est pas exactement une doctrine métaphysique. Elle est bien plutôt une sorte d’explication empirique et pragmatique de l’Univers, née en moi du besoin de concilier, dans un système solidement lié, les vues scientifiques de l’Evolution (admises comme définitives dans leur essence) avec la tendance innée qui m’a poussé à cherche le Divin, non en rupture du Monde physique, mais à travers la Matière, et en quelque manière, en union avec elle.
A cette explication des Choses je suis arrivé fort simplement en réfléchissant sur les rapports si déconcertants qui existent entre l’esprit et la matière. S’il est un fait bien établi par l’expérience, c’est que « plus un psychisme est élevé, chez tous les vivants que nous connaissons, plus il nous apparaît lié à un organisme compliqué ». Plus l’âme est spirituelle, plus son corps est multiple et fragile. Cette curieuse loi de compensation ne semble pas avoir attiré spécialement l’attention des philosophes, sauf pour leur être une occasion d’approfondir davantage l’abîme qu’ils aiment à creuser entre Esprit et Matière. Il m’a paru que loin d’être une relation paradoxale ou accidentelle, elle avait grand’chance de trahir la secrète constitution des êtres. Au lieu d’en faire une difficulté, une objection, je l’ai donc transformée en principe même d’explication des Choses.
L’Union créatrice est la théorie qui admet que, dans la phase évolutive actuelle du Cosmos (seule connue de nous), tout se passe comme si l’Un se formait par unifications successives du Multiple, et comme s’il était d’autant plus parfait qu’il centralise sous lui plus parfaitement un plus vaste Multiple. Pour les éléments groupés par l’âme en un corps (et élevés par le fait même à un degré supérieur d’être) « plus esse est plus cum pluribus uniri » [Être plus, c’est être mieux uni avec un plus grand nombre d’éléments]. Pour l’âme elle-même, principe d’unité, « plus esse est plus plura unire » [Être plus, c’est mieux unir un plus grand nombre d’éléments]. Pour les deux, recevoir ou communiquer l’union, c’est subir l’influence créatrice de Dieu « qui creat uniendon » [Qui crée en unissant].
Ces formules sont à peser soigneusement, pour n’être pas mal interprétées. Elles ne signifient pas que l’Un soit composé de Multiple, c’est-à-dire qu’il naisse de la fusion en lui-même des éléments qu’il associe (car alors, ou bien il ne serait pas quelque chose de créé, c’est-à-dire de tout nouveau, ou bien les termes du Multiple iraient en se réduisant progressivement, ce qui est contre l’expérience). Elles expriment seulement ce fait que l’Un ne nous apparaît qu’à la suite du Multiple, en domination du Multiple, parce que son action essentielle, formelle, est d’unir. Et ceci nous conduit à énoncer un principe fondamental, qui est le suivant : « L’Union créatrice ne fond pas entre eux les termes qu’elle groupe (la béatitude qu’elle apporte ne consiste-t-elle pas précisément à devenir un avec l’autre en demeurant soi ?). Elle les conserve : elle les achève même, comme nous le voyons dans les corps vivants où les cellules sont d’autant plus spécialisées qu’elle appartiennent à un être plus élevé dans la série animale. Chaque âme plus haute différencie mieux les éléments qu’elle unit. » pp. 74-75.
L’Incroyance moderne, 25 octobre 1933
L’Humanité, en quelques générations, s’est littéralement convertie, spontanément, à une espèce de Religion du Monde, confuse dans ses dogmes, mais parfaitement claire dans dans ses orientations morales, qui sont : la prédominance reconnue du Tout sur l’individu ; une foi passionnée en la valeur et les possibilités de l’effort humain ; une perception très vive du caractère sacré de la recherche dans toutes les lignes. Par suite de la découverte scientifique de l’unité naturelle et de l’énormité du Monde, l’Homme moderne ne peut plus reconnaître Dieu qu’en prolongement (pourrait-on dire : sous les espèces ?) de quelque progrès ou maturation universelle.
Or comment se présente, à ses yeux, le Dieu chrétien ? Pour ceux qui ne le connaissent pas très bien, le Christianisme donne certainement l’impression d’avoir échappé, et même de s’opposer, à la « révolution » psychologique que nous venons d’analyser. Il ne se décide pas à accepter franchement, dans leur généralité et dans leur esprit, les perspectives (universellement admises en dehors de lui) du développement cosmique. Il semble prendre plaisir à minimiser les espérances humaines, et à signaler les faiblesses de notre société. Il a le dédain ou la crainte du progrès et de la découverte. Il n’apporte en somme aucune consécration ni aucun agrandissement aux aspirations les plus hautes et les plus fortement senties de l’Homme d’aujourd’hui. Voilà les apparences, apparences trompeuses, nous le savons, nous autres du dedans ; mais apparences terriblement décevantes pour ceux qui nous observent du dehors. pp. 148-149.
Quelques réflexions sur la Conversion du Monde, 9 octobre 1936
De cet antagonisme entre Christianisme et Modernisme je vois la raison dans les deux découvertes essentielles d’où est sorti et dont demeure imprégné l’esprit moderne :
a) Découverte d’abord de l’immensité liée de l’Espace, faisant passer dans notre vue habituelle des choses une notre d’Universalisme.
b) Découverte ensuite de l’immensité liée (et progressive) de la Durée, introduisant à son tour dans nos perspectives habituelles la note de Progrès possible, illimité (Futurisme).
Universalisme et Futurisme, se combinant dans la perception d’un Univers en croissance globale (Evolution). En soi, ces deux caractères constituent par leur apparition un grand événement psychologique, puisqu’ils équivalent à l’acquisition de deux dimensions nouvelles par notre expérience. Mais il y a plus. Par nature elles définissent une religion, puisque le « religieux » apparaît (par définition) dès que le Monde est envisagé dans sa totalité et dans sa consommation à venir (« foi »).
Or cette religion naissante (voilà le point capital) ne paraît pas, à première vue, s’harmoniser avec le Christianisme. Non pas que celui-ci ne soit, essentiellement lui aussi, « universaliste et futuriste ». Mais parce que ces deux termes sont compris, de part et d’autre, dans des sens apparemment différents. Par naissance, l’universalisme et le futurisme du Monde moderne sont à tendance panthéiste, immanente, organiciste, évolutive…, tandis que ceux du Christianisme sont surtout exprimés en termes de personnalité, de transcendance, de relations juridiques, et de fixisme.
D’où le conflit actuel dans son essence. Autour de nous la vraie lutte n’est pas entre des croyants et des incroyants, mais entre deux sortes de croyants. Deux idéals, deux conceptions du Divin sont en présence. Les meilleurs (et donc les plus dangereux) des anti-chrétiens ne s’écartent pas du Christianisme parce que celui-ci est trop difficile, mais parce qu’il ne leur paraît pas assez beau. S’ils n’admettent pas le Christ, c’est parce qu’ils ne reconnaissent pas en lui les traits de ce qu’ils adorent et attendent. Une Religion de la Terre est en train de se former contre la Religion du Ciel. Voilà la situation de fonds, dans sa gravité mais aussi dans ses espérances. pp. 156-157.
On ne convertit que ce qu’on aime : si le Chrétien n’est pas en pleine sympathie avec le monde naissant, s’il n’éprouve pas en lui-même les aspirations et les anxiétés du monde moderne, – s’il ne laisse pas grandir dans son être le sens humain –, jamais il ne réalisera la synthèse libératrice entre la Terre et le Ciel d’où peut sortir la parousie du Christ Universel. Mais il continuera à s’effrayer et à condamner presque indistinctement toute nouveauté, sans discerner, parmi les souillures et les maux, les efforts sacrés d’une naissance.
S’immerger pour émerger et soulever. Participer pour sublimer. C’est la loi même de l’Incarnation. Un jour, il y a déjà mille ans, les Papes, disant adieu au Monde romain, se décidèrent à « passer aux Barbares ». Un geste semblable, et plus profond, n’est-il pas attendu aujourd’hui ?
Je pense que le Monde ne se convertira aux espérances célestes du Christianisme que si préalablement le Christianisme se convertit (pour les diviniser) aux espérances de la Terre. pp.163-164.
Sauvons l’humanité, 11 novembre 1936
Sauf le Christianisme, nul mouvement spirituel n’a jamais compris et exalté autant que la Révolution le prix de la personne humaine. Malheureusement, entraînés par leur zèle pour la liberté, les apôtres de 89 n’ont pas vu que l’élément social ne prend sa pleine originalité et sa pleine valeur que dans un ensemble où il se différencie. Au lieu de se libérer, il a émancipé. Chaque cellule s’est par le fait crue autorisé à s’ériger en centre pour soi-même. De là l’éparpillement, condamné par les faits, des faux libéralismes intellectuels et sociaux. Et de là aussi le ruineux et impossible égalitarisme menaçant toute construction sérieuse d’une Terre nouvelle. La Démocratie, en donnant au peuple la direction du progrès, paraît satisfaire l’idée de la totalité. Elle n’en présente qu’une contrefaçon. Le vrai Universalisme prétend bien convier sans exclusion à ses synthèses toutes les initiatives, toutes les valeurs, toutes les plus obscures potentialités. Mais il est essentiellement organique et hiérarchisé. Pour avoir confondu Individualisme et Personnalisme, Foule et Totalité, – par émiettement et nivellement de la masse humaine –, la Démocratie risquait de compromettre les espérances, nées avec elle, d’un Avenir humain. Voilà pourquoi elle a vu se séparer d’elle, à gauche, le Communisme, et se dresser contre elle, à droite, tous les Fascismes. pp. 177-178.