Le salarié s’inquiète pour sa santé mentale quand les objets ou les services qui exigent de lui un grand effort, lui semblent inutiles. En général, son engagement s’essouffle et il va chercher ailleurs que dans son entreprise  de quoi stimuler son besoin de sens. On peut rêver d’une société de robots et d’ordinateurs, mais on ne peut pas espérer une société dans laquelle un travailleur ne se préoccupe pas de savoir à quoi servent les robots et les ordinateurs.


Le capitalisme a permis la concentration des moyens de production dans des organisations. Le travail a été divisé, mais aussi organisé et rationalisé selon le projet des entreprises et de ceux qui les dirigent. La consommation de chaque travailleur a été déconnectée de son effort personnel. La multitude laborieuse compacte autour des machines a pu produire davantage que ne le faisait une myriade de petits producteurs isolés : en industrialisant les processus de travail, on s’est mis à fabriquer des millions de kilomètres de tissus et des millions de tonnes de nourriture. Ce que le travailleur a perdu en autonomie dans les ateliers et les bureaux, l’homme l’a gagné en jouissance de produits bon marché. A mesure que le travail était sous contrôle, la consommation s’accroissait. Seul est devenu noble et visible le travail rémunéré, source de revenus parcce qu’il donne le moyen de consommer. Le projet moderne a promis au plus grand nombre la consommation du plus grand nombre de biens. Et cet idéal de bonheur public est encore notre horizon politique. Ainsi s’explique que le travailleur accepte docilement de perdre son autonomie.


Il n’est pas besoin de faire référence aux bonheurs de la vie frugale ou au catastrophisme écologique pour comprendre que la logique de la consommation intensive aliène le travailleur. Le capitalisme l’a enchaîné non aux exigences du capital, mais à celles, bien plus dangereuses, de ses désirs. Plus dangereuses, car on peut pendre les capitalistes alors que nos désirs sont des maîtres increvables : acheter ce qu’il faut pour n’être ni démodé, ni obsolète, pour que les enfants soient “dans le coup”, pour jouir comme les autres de la rivalité des convoitises. Une rivalité qui n’a pas de fin parce que la convoitise n’en a pas. Mimétisme des vanités qui alimente bien plus sûrement la machine à produire que la férule des chefs.


La véritable limite à l’avidité consommatrice n’est donc pas celle que lui impose la nature, puisque l’homme la dominera et la transformera toujours. La limite, c’est l’intelligence du travail pour la façonner, la borne que l’homme se donne à lui-même pour définir ce qui lui est utile et nécessaire parce qu’il en va de son effort. Dès lors que l’intelligence du travail a été obscurcie, la tyrannie de la consommation a pris le dessus et les ressources de la nature ont été dévorées. Dès lors qu’elle est rappelée et que l’on se pose de nouveau la question : “A quoi ça sert ?”, l’écologie ne repose plus sur des interdits et des peurs, mais sur le choix de travailler à un monde durable et beau.


Voici donc la guerre entre les deux cités, une guerre pour deux désirs de libertés : consommer sans entraves ou décider du sens de notre travail. Elle se déroule sous nos yeux sans que, le plus souvent, on en voie l’importance. On aime à discuter abstraitement de notre vivre ensemble avec une idée de la France universelle et vague. On s’inquiète par ailleurs des évolutions économiques et de leurs conséquences sociales. Mais on ne remarque pas que tout est lié : ce qui tisse le lien social d’une nation, c’est sa langue, sa culture, son histoire, mais, souverainement, la place du travail et la condition du travailleur. La manière dont le travail se réorganise pour produire du sens transforme notre vivre ensemble. Mais nous avons été habitués à nous désintéresser de la condition du travailleur, si ce n’est en l’invitant à être un “entrepreneur de lui-même”, seul dans la multitude. Nous avons confié notre destin aux forces de la technique et aux puissances de l’économie de consommation de masse.