On suppose généralement que, dans la vie, le but propre et typique d’un Juif est la richesse. Rien n’est plus faux. La richesse n’est pour lui qu’un degré intermédiaire, un moyen d’atteindre son but véritable, et nullement une fin en soi. La volonté réelle du Juif, son idéal immanent, est de s’élever spirituellement, d’atteindre à un niveau culturel supérieur. Déjà, dans le judaïsme orthodoxe de l’Est, où les faiblesses, comme aussi les avantages de toute la race, sont marquées avec plus d’intensité, cette suprématie de l’aspiration au spirituel sur le pur matériel trouve son illustration : le pieux, le savant versé dans la connaissances des Ecritures, est mille fois plus estimé que le riche au sein de la communauté.


Ce sens du rythme et du mouvement justes descendait jusque dans les profondeurs du peuple ; car même le plus humble citoyen assis devant son verre exigeait de l’orchestre qu’il lui jouât de la bonne musique, comme du cabaretier qu’il lui servît du bon vin nouveau.


On n’était pas un vrai Viennois sans cet amour de la culture, sans ce don de joindre le sens du plaisir à celui de l’examen critique devant ce plus sain des superflus que nous offre la vie.


Ce qu’on a négligé du côté des muscles, on peut le rattraper plus tard ; l’élan vers le spirituel, la puissance d’appréhension de l’âme, en revanche, ne s’exerce que dans ces années décisives de la formation, et seul celui qui a appris de bonne heure à épanouir largement son âme est plus tard à même de saisir en lui le monde entier.


D’aussi purs poètes, tout entiers dévoués au lyrisme, seront-ils encore possibles dans notre époque de turbulence et de désordre universel ? N’est-ce pas une lignée disparue que je regrette en eux avec amour, une lignée sans postérité immédiate dans nos jours traversés par tous les ouragans du destin ? Ces poètes ne convoitaient rien de la vie extérieure, ni l’assentiment des masses, ni les distinctions honorifiques, ni les dignités, ni le profit ; ils n’aspiraient à rien d’autre qu’à enchaîner, dans un effort silencieux et pourtant passionné, des strophes parfaites dont chaque vers était pénétré de musique, brillant de couleurs, éclatant d’images. Ils formaient une guilde, un ordre presque monastique au milieu de notre époque bruyante, eux qui s’étaient délibérément détournés du quotidien, eux pour qui rien ne comptait dans l’univers que le chant délicat – et qui pourtant survivrait au fracas de l’époque – d’une rime qui s’accorde à une autre en libérant cet ineffable émoi, plus insensible que la chute d’une feuille au vent, mais qui touche de sa vibration les âmes les plus lointaines. Qu’elle était exaltante pour nous, les jeunes, la présence de ces hommes fidèles à eux-mêmes ! Comme ils étaient exemplaires, ces sévères serviteurs et conservateurs de la langue, qui n’accordaient leur amour qu’à la parole décantée, à la parole qui n’était point dévouée au jour et au journal mais à la durée et au durable !


Peu à peu, au cours de ces premières années de la guerre de 1914, il devint impossible d’échanger avec quiconque une parole raisonnable. Les plus pacifiques, les plus débonnaires, étaient enivrés par les vapeurs de sang. Des amis que j’avais toujours connus comme des individualistes déterminés, voire comme des anarchistes intellectuels, s’étaient transformés du jour au lendemain en patriotes fanatiques, et de patriotes en annexionnistes insatiables.


L’épreuve est un défi, la persécution nous fortifie, et la solitude nous grandit, pour autant qu’elle ne nous brise pas. Comme pour toutes les choses essentielles de la vie, ce n’est jamais par l’expérience d’autrui que l’on acquiert ce genre de connaissances, mais toujours par sa propre destinée.