Gratiano – Qui donc, en se levant d’un festin, a l’appétit aussi vif qu’en s’y asseyant ? Où est le cheval qui revient sur sa route fastidieuse avec la fougue indomptée du premier élan ? En toute chose on est plus ardent à la poursuite qu’à la jouissance. Qu’il ressemble à l’enfant prodigue, le navire pavoisé, quand il sort de sa baie natale, pressé et embrassé par la brise courtisane ? Qu’il ressemble à l’enfant prodigue, quand il revient, les flancs avariés, les voiles en lambeaux, exténué, ruiné, épuisé par la brise courtisane.


Shylock – Je suis un Juif ! Un Juif n’a-t-il pas des yeux ? Un Juif n’a-t-il pas des mains, des organes, des proportions, des sens, des affections, des passions ? N’est-il pas nourri de la même nourriture, blessé des mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens, échauffé et refroidi par le même été et par le même hiver qu’un chrétien ? Si vous nous piquez, est-ce que nous ne saignons pas ? Si vous nous chatouillez, est-ce que nous ne rions pas ? Si vous nous empoisonnez, est-ce que nous ne mourons pas ? Et si vous nous outragez, est-ce que nous ne nous vengerons pas ? Si nous sommes comme vous du reste, nous vous ressemblerons aussi en cela. Quand un chrétien est outragé par un Juif, où met-il son humilité ? A se venger ! Quand un Juif est outragé par un chrétien, où doit-il, d’après l’exemple chrétien, mettre sa patience ? Eh bien, à se venger ! La perfidie que vous m’enseignez, je la pratiquerai, et j’aurai du malheur si je ne surpasse pas mes maîtres.


Bassanio – Donc les plus brillants dehors peuvent être les moins sincères. Le monde est sans cesse déçu par l’ornement. En justice, quelle est la cause malade et impure dont les tempéraments d’une voix gracieuse ne dissimulent pas l’odieux ? En religion, quelle erreur si damnable, qui ne puisse, sanctifiée par un front austère et s’autorisant d’un texte, cacher sa grossièreté sous de beaux ornements ? Il n’est pas de vice si simple qui n’affiche des dehors de vertu. Combien de poltrons, au coeur traître comme un escalier de sable, qui portent au menton la barbe d’un Hercule et d’un Mars farouche ! Sondez-les intérieurement : ils ont le foie blanc comme du lait ! Ils n’assument l’excrément de la virilité que pour se rendre redoutables… Regardez la beauté, et vous verrez qu’elle s’acquiert au poids de la parure : de là ce miracle, nouveau dans la nature, que les femmes les plus chargées sont aussi les plus légères. Ainsi, ces tresses d’or aux boucles serpentines qui jouent si coquettement avec le vent sur une prétendue beauté sont souvent connues pour être le douaire d’une seconde tête, le crâne qui les a produites étant dans le sépulcre !


Portia  – La clémence ne se commande pas. Elle tombe du ciel, comme une pluie douce, sur le lieu qu’elle domine ; double bienfaisance, elle fait du bien à celui qui donne et à celui qui reçoit. Elle est la puissance des puissances. Elle sied aux monarques sur leur trône, mieux que leur couronne. Leur sceptre représente la force du pouvoir temporel : il est l’attribut d’épouvante et de majesté dont émanent le respect et la terreur des rois. Mais la clémence est au-dessus de l’autorité du sceptre, elle trône dans le coeur des rois, elle est l’attribut de Dieu même ; et le pouvoir terrestre qui ressemble le plus à Dieu est celui qui tempère la justice par la clémence. Avec la stricte justice nul de nous ne verrait le salut. C’est la clémence qu’invoque la prière, et c’est la prière même qui nous enseigne à tous à faire acte de clémence.