La société afghane refuse toute domination extérieure directe, toute occupation étrangère physique de son sol, certes. Elle accepte en revanche la domination indirecte : elle ne peut même pas s’en passer.
Dans le jeu politique tribal, aucun chef ne peut s’imposer aux siens s’il n’est pas en mesure de distribuer à sa tribu des largesses sous forme d’argent, d’armes, de nourriture. Un chef qui ne peut distribuer ces largesses est remplacé par son rival plus généreux. L’Afghanistan étant un pays pauvre, aucun chef ne trouve de quoi redistribuer des largesses suffisantes à sa tribu sans subvention extérieure. Aussi tous les chefs afghans d’une quelconque importance à émerger sur la scène politique du pays depuis cinq siècles ont toujours étroitement dépendu d’une subvention impériale extérieure : perse, moghole, britannique, russe, pakistanaise ou américaine. Ainsi toutes les puissances étrangères intéressées par l’Afghanistan ont-elles appris à manipuler les chefs des tribus qu’elles subventionnaient selon leurs besoins propres.
L’Afghanistan postsoviétique va payer le prix fort humain à se voir assigner ainsi le rôle de véritable pan oriental de la digue contre l’Iran. Washington dans les années 1980 y pratique en effet déjà une version très particulière du « double endiguement ». Pour y contrer à la fois l’influence marxiste de Moscou et celle, tout aussi redoutée, de la République islamique chiite de Téhéran, les Etats-Unis laissent Riyâdh et Islâmâbâd y financer, armer et entraîner des groupes islamistes fondamentalistes sunnites – obscurantistes, certes, mais, par haine sectaire, aussi farouchement anti-iraniens qu’anticommunistes. Ces islamistes sunnites extrémistes, sous le nom de Tâlebân, occuperont enfin une capitale afghane dévastée le 27 septembre 1996. Ricochet cinglant de la stratégie américaine : si attentif à contrer « l’islamisme terroriste » de Téhéran, Washington aura favorisé à terme l’entrée dans Kaboul en 1996 des fondamentalistes musulmans les plus réactionnaires de la planète.
Massoud demeura toujours un musulman très pieux et de fort stricte observance. Mais l’inimitié continue du Pakistan et de ses divers relais « islamiste » locaux l’ont littéralement obligé à rompre avec l’« islamisme » – et ses billevesées intellectuelles – pour renouer dès lors forcément, si l’on ose dire, avec l’islam profond, soit celui, millénaire, de son peuple : donc celui du soûfisme et de toute la tradition lettrée persane. Pour dire les choses brutalement : il devient strictement impossible de méditer dans l’original à longueur de soirée – comme Massoud avait fini par le faire – les textes mystiques d’al-Ghazâlî, ‘Attâr, Roûmî – et demeurer mentalement entravé dans l’espèce de rigorisme rituel, doublé de crétinisme intolérant, qui tient lieu de pensée dans les écoles théologiques wahhâbites fréquentées par un mollâ ‘Omar.
En raison de sa mentalité d’éternel assiégé, entre l’Inde à l’est et l’Afghanistan au nord-ouest, le Pakistan s’est doté d’une élite militaire hypertrophiée, campant sur le territoire national comme dans cet ancien royaume de Prusse dont un proverbe disait qu’il s’agissait d’une armée maîtresse d’un sol, non d’un pays pourvu d’une armée. Le Pakistan, où se succèdent presque sans interruption les dictatures militaires de 1958 à 2001, est une sorte de Prusse musulmane, une armée-Etat, fortifiée sur un territoire stratégique étiré le long de l’Indus depuis les confins chinois jusqu’à l’embouchure du Golfe.
Même les missions des humanitaires occidentaux, tant celles de l’ONU que des diverses organisations non gouvernementales européennes, auront étourdiment et largement contribué, dans les années 1990, à transformer l’Afghanistan en Tribal Territory. Car, en continuant de passer par le Pakistan avec un aveuglement politique qui a proprement confiné à l’aberration, les institutions caritatives internationales, si sûres de leur bon droit moral, se seront vues splendidement manipulées par Islâmâbâd pour offrir aux Afghans, ainsi indirectement vassalisés, au moins deux services essentiels consentis par les vrais maîtres (soit l’Inter-Services Intelligence et son allié saoudien) : un peu d’aide agricole et alimentaire ; un peu de secours médical. Mais pas trop. Et surtout pas d’éducation.
Perversion de l’islam, le fondamentalisme imbécile du mollâ ‘Omar et l’obsession meurtrière d’Osâma ben Lâden ont en effet dévoyé le message, l’humanisme et la spiritualité d’une civilisation majeure. La communauté mondiale mesure encore mal le miracle de la résistance afghane, celle d’une communauté musulmane si dévote et conservatrice, mais qui a dit si clairement non à cette caricature grotesque de sa Foi. Les réseaux terroristes « islamistes » dans le monde subsiteront, mais l’effondrement du régime du mollâ ‘Omar leur arrache un masque idéologique en dévoilant l’horreur réelle, au sol, d’une utopie. Comme la chute des Khmers rouges lézarda, en son temps, bien des certitudes meutrières.