Trad. Joseph-François Angelloz, Paris, Flammarion, 1992.


O voici l’animal qui n’existe pas.
Ils ne le savaient pas et pourtant l’ont aimé
– dans sa démarche, son maintien, son encolure,
jusque dans la lumière de son calme regard -.

Certes, il n’existait pas. Mais parce qu’ils l’aimaient
un animal pur naquit. Ils laissaient toujours de l’espace.
Et dans cet espace, clair et épargné,
il leva légèrement la tête et eut à peine besoin

d’être. Ils ne le nourrirent d’aucun grain,
mais uniquement de la possibilité d’être.
Et c’est elle qui donna une telle force à l’animal

qu’il fit jaillir de son front une corne. Une seule corne.
D’une vierge il s’approcha, tout blanc,
et fut dans le miroir d’argent et fut en elle. p. 208.


O bouche de fontaine, Donatrice, toi, bouche
à l’inépuisable langage, uni et pur, –
toi, qui es devant le visage fluide de l’eau
un masque de marbre. Et, à l’arrière-plan,

la venue des aqueducs. De loin, en passant
auprès des tombes, du flanc de l’Apennin
ils t’apportent tes paroles, qui ensuite,
sur le vieillissement noir de ton menton,

passent et tombent dans la vasque devant toi.
Elle est l’oreille allongée et dormante,
l’oreille de marbre, dans laquelle toujours tu verses ta voix.

Une oreille de la terre. Et la terre ne fait donc
que se parler à elle-même. Si une cruche s’interpose,
il lui semble que tu l’interromps. p. 230.


Chante, mon cœur, les jardins que tu ne connais pas ; jardins,
qui sont comme coulés dans le cristal, clairs, inaccessibles,
eaux et roses d’Ispahan ou de Chiraz,
chante leur félicité, chante leur gloire de n’être à nul autre comparables.

Montre, mon cœur, que d’eux jamais tu n’es privé.
Qu’elles pensent à toi, leurs figues mûrissantes.
Qu’entre leurs branches en fleur tu as commerce
avec leurs airs qui sont comme transcendés en visages.

Évite l’erreur de croire qu’il y a des privations
pour qui a pris la résolution d’être.
Fil de soie, tu entras dans la trame.

Quelle que soit l’image à laquelle intérieurement tu es uni
(que ce soit même à un moment pris dans une vie de tourments),
sens que c’est le tapis entier, le tapis glorieux qui est en jeu. p. 242.