1950 – J’ai souffert tout ce qu’il m’était donné de souffrir, je n’ai jamais accepté mon péché, je n’ai jamais pactisé avec ma nature et je ne m’y suis même pas habitué. J’étais né pour être serein, équilibré et naturel : mon homosexualité était en plus, elle était au-dehors, elle n’avait aucun rapport avec moi. Je l’ai toujours vécue à côté de moi, comme un ennemi, je ne l’ai jamais sentie en moi. Ce n’est que cette dernière année que je me suis un peu laissé aller : mais j’étais accablé, ma situation familiale était désastreuse, mon père était furieux et méchant jusqu’à la nausée, mon pauvre communisme m’avait fait détester, comme on déteste un monstre, de toute une communauté, il se profilait même désormais un échec littéraire : et alors la recherche d’une joie immédiate, une joie à en mourir était l’unique issue. J’en ai été châtié sans pitié.


1957 – Oui, étudier est pénible, ça donne la nausée par moments. Mais si tu es un homme, tu dois te vaincre. Autrement, tu n’es rien de plus que l’inévitable joueur de mandoline italien, l’inévitable casse-pieds, dilettante et présomptueux. Cher ami, tu as vingt ans. Et la jeunesse est partout belle et douloureuse. Partout tu trouveras une belle gamine à courtiser et une putain à baiser : partout tu trouveras les signes de la mort à laquelle la jeunesse est liée. A Rome, tu pourras, tu devras venir. Mais avec ton diplôme en poche et pour des raisons sérieuses. Et pas poussé par un romantisme nauséabond, mais par le désir de progresser intellectuellement, pas à faire l’acteur, mais être de façon achevée et complète un homme, dans la mesure du possible.


1963 – Mon idée est la suivante : suivre point par point l’Evangile selon saint Matthieu, sans en faire un scénario ou une adaptation. Le traduire fidèlement en images, suivant son récit sans une seule omission ni un seul ajout. Les dialogues mêmes devraient être être rigoureusement ceux de saint Matthieu, sans une seule phrase d’explication ni aucun raccord : car aucune image ni aucun mot insérés ne pourront jamais être à la hauteur poétique du texte.

C’est cette élévation poétique qui m’inspire de façon si anxieuse. Et c’est une oeuvre de poésie que je veux faire. Pas une opération religieuse au sens courant du terme, ni une oeuvre en quelque façon idéologique.

En termes plus simples et plus grossiers : je ne crois pas que le Christ soit le Fils de Dieu, parce que je ne suis pas croyant, du moins consciemment. Mais je crois que le Christ est divin : autrement dit, je crois qu’en lui l’humanité est si élevée, si rigoureuse, si idéale qu’elle va au-delà des termes ordinaires de l’humanité. C’est pourquoi je parle de « poésie » : instrument irrationnel pour exprimer ce sentiment irrationnel que j’éprouve pour le Christ.


1964 – L’autre péché, je l’ai désormais avoué tant de fois dans mes poèmes et avec une telle clarté et avec une telle terreur, qu’il a fini par m’habiter comme un fantôme familier, auquel je me suis habitué, et dont je ne parviens plus à voir la réelle, objective entité.

Je suis « bloqué », cher Père Giovanni, d’une façon que seule la Grâce pourrait défaire. Ma volonté et celle des autres sont impuissantes. Et je ne peux vous dire cela qu’en m’objectivant et en me regardant de votre point de vue. Peut-être parce que je suis depuis toujours tombé de cheval : je n’ai jamais été vaillamment en selle (comme beaucoup de puissants de la vie, ou beaucoup de pauvre pécheurs) : je suis tombé depuis toujours et un de mes pieds est resté empêtré dans l’étrier, de sorte que ma course n’est pas une cavalcade, mais que je suis traîné, la tête frappant la poussière et les pierres. Je ne peux ni remonter sur le cheval des Juifs et des Gentils, ni m’abattre à jamais sur la terre de Dieu.