Paris, Editions Ad Solem, 2015.

Le père Gaston Fessard (1897-1978), jésuite, est un des plus grands philosophes et théologiens du XXe siècle. Adversaire du nazisme, il ne témoigna pas moins de lucidité et de courage vis-à-vis des menaces totalitaire du communisme.


Ainsi, à l’origine du lien social que l’autorité a pour mission de faire croître, toujours l’apparition du droit est précédée par le déploiement d’une force, charismatique chez le chef-né, créatrice et éducatrice chez le père, ou simplement dominatrice chez le maître. Les multiples autorités de nos sociétés peuvent combiner en des proportions variées à l’infini ces trois formes fondamentales de supériorité, non point s’affranchir du caractère qui leur est commun, si bien qu’aucune ne peut exercer son pouvoir de droit sans s’imposer d’abord comme un fait. p. 56.


Vouloir de sa propre fin et médiatrice du Bien commun, ces deux définitions de l’autorité s’appellent et se justifient l’une l’autre, comme le double aspect selon lequel l’amour engendre entre les êtres son lien. Parce que le Bien commun est en son fond amour, l’autorité ne peut le produire sans être essentiellement vouloir de sa propre fin. Parce que la fin de l’autorité est l’amour, elle ne peut croître vers sa fin sans produire dans la même mesure le Bien commun. De ces deux définitions, la première, plus abstraite, exprime l’intention qui doit dès le principe animer toute supériorité ; la seconde, plus concrète, le résultat où s’achève le mouvement inspiré par l’intention. Le cercle, lui aussi, peut se définir à partir du mouvement qui le rend visible comme la ligne qui en son terme retrouve son principe, ou bien à partir du centre qui l’engendre, comme la médiation du rayon qui fait converger en lui tous les points de la circonférence. Il est en vérité l’union de ce double processus où se déploie et se reprend le rapport de l’un et du multiple. De même, l’autorité n’est comprise dans sa vérité que si elle est saisie tant du point de vue de son intention initiale que de son résultat final. p. 81.


De la confrontation des rapports de la famille avec ceux du maître et de l’esclave, une conséquence importante pour le problème du Bien commun universel se dégage. Il apparaît en effet que ce problème serait résolu dans la mesure où la dialectique du maître et de l’esclave pourrait être reprise, inversée et même dilatée, étendue et ouverte à la mesure de l’humanité. En d’autres termes, s’il est possible que le maître devienne père dans la puissance de sa domination, si loin qu’elle s’étende, que l’esclave devienne fils dans le service de son obéissance, si cher qu’elle lui coûte, que l’un et l’autre deviennent frères dans le concours de leur collaboration, quel qu’en soit l’objet et l’occasion, alors il ne faudra point désespérer non plus que s’instaure entre les hommes une communion universelle, où règne un amour qui ait la chaleur et la fécondité de celui qui dans la famille unit l’époux et l’épouse. p. 113.


C’est alors que la réflexion distingue les deux aspects de l’interaction spontanée dont le Bien de la communion nationale est déjà le fruit. Les objectivant comme Etat et Société, elle les projette devant elle comme deux voies pour atteindre le Bien commun universel. Enfin, pour les proposer aux volontés des individus et des nations, elle représente leurs buts opposés en deux conceptions du monde : l’une promettant l’intégration de l’univers entier au sein d’une Société sans classes et sans États, l’autre le bienfait d’une civilisation supérieure grâce à l’épée victorieuse d’un Peuple de maîtres dominant toute société et toute nation.
Suivant leur nature profonde et au gré de leurs intérêts, peuples et individus choisissent leurs voies… Et le jeu des catégories du Bien commun se révèle, leur faisant produire non le Bien de la Communion mais le mal de la division. pp. 116-117.


L’Universel concret devait devenir pour la conscience humaine, soit une puissance biologique s’humanisant dans un Peuple de maîtres, soit une Humanité s’universalisant par le Travail. Sous l’État ainsi ramené à ses origines, par-delà la Société projetée de la sorte à sa limite, c’est la Nature sous sa forme inhumaine et irrationnelle que la conscience doit invoquer comme la source du Bien commun. Si bien que les deux conceptions du monde, issues du rationalisme libéral, prenaient valeur de mystiques opposées, prétendant chacun remplacer toute religion et revendiquant son empire souverain sur les consciences.
En réalité, par ces deux mystiques se trouvaient divinisés les principes opposés de toute communauté humaine, – la volonté de puissance et l’appétit de jouissance, qui sont à la racine de l’homo politicus et de l’homo œconomicus, – et portés à l’absolu les deux aspects partiels du Bien commun. Aussi, bien loin de pouvoir mettre en relation réciproque sur le plan de l’universel Bien de la communauté et Communauté du bien, pour y produire le Bien de la Communion, ces deux mystiques devaient exacerber l’opposition qu’elles prétendaient surmonter. Poursuivant l’unité de l’humanité à partir de principes et en des directions diamétralement opposées, elles ne pouvaient que provoquer le mal d’une division universelle. Division de l’humanité en nations ennemies, division de chaque nation et de chaque communauté particulière au-dedans d’elle-même, division même de chaque conscience en son for le plus intime. A ces trois plans se reflète la même déchirure radicale de l’homme : sous l’opposition de l’homo politicus et de l’homo œconomicus, visant chacun leur propre bien et ne comptant que sur leurs propres forces pour l’atteindre, se manifeste le conflit de l’appétit de jouissance et de la volonté de puissance, le heurt de « la chair et de l’esprit en leurs désirs contraires » qui détruit en tous et en chacun l’humain et ne laisse subsister que l’animal, usant des conquêtes du rationnel pour s’entredéchirer… pp. 120-121.