Je me sers d’un objet – et soudain je m’arrête, frappé par sa qualité intrinsèque. Je me promène dans la nature – et je suis saisi d’enthousiasme devant le ciel ou la nuit, les cimes enneigées ou les pénombres du bocage. Je regarde mon enfant – et son rire me comble de joie, en ce moment précis je n’ai besoin de rien d’autre. Je parle à quelqu’un – et tout d’un coup je suis inondé par une tendresse que rien ne laissait prévoir. Je cherche une démonstration mathématique – et elle s’impose à mon esprit comme venue d’ailleurs. C’est plus qu’un plaisir ou même un bonheur, car ces actes m’ont fait pressentir fugitivement un état de perfection, absent le reste du temps. La satisfaction que nous retirons de ces moments ne dépend pas directement de la société qui nous entoure, il ne s’agit ni d’une récompense matérielle ni d’une reconnaissance publique qui flatterait notre vanité : l’une ou l’autre peuvent couronner ces actions, mais elles n’en font pas partie.
La lettre se situe à mi-chemin entre le purement intime et le public, elle s’adresse déjà à un autrui pour qui l’on se peint et s’analyse, mais cet autrui est un individu que l’on connaît, non la foule impersonnelle. Les lettres manifestent toujours une facette de leur auteur – sans être pour autant une fenêtre transparente ouvrant sur son identité. L’expérience y traverse non seulement le tamis du langage, mais aussi celui qu’impose le regard du destinataire, intériorisé par l’auteur.
Rilke considère son destin de poète non plus comme un accomplissement de la vie, mais comme son sacrifice. Par là, l’activité créatrice s’apparente encore plus étroitement à la vocation religieuse : non seulement les deux sont des voies vers l’absolu, mais elles exigent aussi la même abnégation. Pour atteindre le divin, l’artiste doit renoncer à l’humain et accepter sa croix.
La vocation du poète n’est pas de porter des jugements, mais d’aimer la totalité du monde pour pouvoir le dire.
Novalis écrit dans Pollen (1798) : « Poète et prêtre ne faisaient qu’un aux commencements, et ne se sont différenciés que plus tard. Mais le vrai poète est toujours demeuré prêtre, de même que le vrai prêtre est toujours resté poète. Et l’avenir ne va-t-il pas nous ramener l’ancien état des choses ? »