« Le fait est que j’étais passé complètement à côté du peuple musulman alors qu’il constituait les neuf dixièmes de mon environnement humain… J’ai pu vivre vingt ans dans ce que j’appelle maintenant une “bulle coloniale”, sans même voir les autres. J’ai dû entendre de nombreux sermons sur l’amour du prochain, car j’étais aussi chrétien et même scout, sans jamais réaliser que les Arabes étaient aussi mon prochain. Je ne suis pas sorti de cette bulle, comme d’autres ont pu le faire, pour aller à la découverte de ce monde différent que je côtoyais en permanence sans le connaître. Il a fallu une guerre pour que la bulle éclate. »


« Si j’ai choisi la prêtrise – disons le sacerdoce -, c’est pour me donner à fond à quelque chose dont je sens que c’est la plus belle chose du monde, c’est pour m’user pour quelque chose qui en vaille la peine pour les autres comme pour moi. Je sais ce que j’y perds, mais je sais ce que j’y gagne et ce que je ferai gagner aux autres. »


A. Djeghloul, un universitaire d’Oran, qui fréquentait les Glycines à cette époque, rendra à Pierre Claverie ce très bel hommage, à l’annonce de sa mort : « Je me souviens que toi, le Français, le chrétien, dont je peux bien te le dire aujourd’hui, je me méfiais, tu as su écouter ma quête. Tu m’as aidé. De longues heures durant, tu m’as piloté patiemment dans votre documentation, lentement mais sûrement accumulée. Scandale des scandales, tu m’as permis de me repérer dans les écrits en langue arabe. Mon orgueil, je dois te le dire, en a pris un sacré coup. Toi, le “pied-noir”, qui as choisi à l’âge de raison notre pays, l’Algérie. Toi qui restais le “Pierre”, tu as appris à Abdelkader à lire des textes, pour moi difficiles, en arabe. Je ne t’ai jamais dit que l’arabe, langue de mon père et de mon grand-père, n’était pas ma langue maternelle. Tu ne m’as jamais fait une remarque. Seule ton ironie sympathique pointait parfois. Elle a fait passer, sans un mot, la brûlure du sens. »


« Nous avons plus que jamais besoin d’hommes de réconciliation. Mais une nouvelle Alliance ne se conclut pas à n’importe quel prix. Il ne suffit pas de dire : « aimez-vous les uns les autres » et de faire comme si les différences et la peur n’existaient pas. Il ne suffit pas davantage de condamner la violence… Au moment où la tentation est forte pour chaque groupe humain, chaque peuple, chaque culture et chaque religion, en butte à la différence agressive des autres, de se replier sur soi ou de n’exalter que soi contre l’autre, l’Eglise peut et doit proposer les moyens d’une convivence universelle. »


« Le Dieu du christianisme est UN, mais non d’une unicité solitaire. Il est communion… Il ne propose pas seulement aux hommes de trouver leur justice en témoignant de son unicité et en obéissant à sa loi ; il leur propose de participer à sa propre vie en leur donnant son Esprit. Et c’est là qu’intervient la différence radicale. Ce Dieu-là ne se contente pas d’envoyer des livres et des Prophètes choisis pour guider l’humanité. Il entre lui-même en humanité, se faisant homme, pour faire participer l’homme à sa propre vie. »


« On parle de tolérance, je trouve que c’est un minimum et je n’aime pas trop ce mot, parce que la tolérance ça suppose qu’il y ait un vainqueur et un vaincu, un dominant et un dominé, et que celui qui détient le pouvoir tolère que les autres existent. On peut évidemment donner un autre sens à ce mot, mais j’ai trop l’expérience de ce qu’il signifie dans la société musulmane dans son acception condescendante pour l’accepter vraiment. Bien sûr, il vaut mieux que le rejet, l’exclusion, la violence, mais je préfère parler de respect de l’autre. Si seulement, dans la crise algérienne, après ce passage par la violence et les cassures profondes de la société, mais aussi de la religion et de l’identité, on arrivait à concevoir que l’autre a le droit d’exister, qu’il porte une vérité et qu’il est respectable, alors les dangers auxquels nous sommes exposés n’auraient pas été courus en vain. »