L’alternance de la morosité et de l’excitation, dans leurs degrés les plus extrêmes, distingue nettement la guerre de la paix, et elle favorise la discontinuité dans nos souvenirs. La guerre comprime les opposés les plus absolus dans le plus petit espace et le temps le plus court.


Quand l’émotion est à son comble, on ressent souvent, de manière aussi vague qu’authentique, une poussée de vitalité, et on y entrevoit les potentialités de notre être véritable, passé, présent ou avenir. En de telles situations, de manière simple et pourtant fondamentale, certains sont capables de se mettre au service d’autrui. L’inhumaine cruauté peut laisser place à la suprême bienveillance. Les inhibitions s’évanouissent, et les individus sont réduits à leur essence. Et si, par la suite, ils semblent se hâter de l’oublier, peut-être que la mémoire n’en est pas totalement perdue. A maintes reprises, dans des moments comme ceux-là, j’ai autant été inspiré par la noblesse de certains de mes camarades qu’écœuré par la bestialité de certains autres, ou, plus exactement, par la coexistence de ces deux qualités dans une même personne. Le tempérament moyen, que nous connaissons communément en temps de paix, dissimule autant de choses qu’il n’en révèle sur l’humaine créature.


La guerre en tant que spectacle, comme chose à voir, c’est ce qu’il ne faudrait jamais sous-estimer. Il y a en chacun de nous ce que la Bible appelle « la luxure des yeux », expression tout à la fois précise et de la plus grande ampleur qui soit. Elle est précise parce que les êtres humains sont dotés de cet amour du voir qui agit en eux comme une inclination primitive. Nous redoutons de manquer ce qui vaut la peine d’être vu. Assurément, cette passion du voir précède chez la plupart d’entre nous le désir de participer ou d’apporter son aide. Quiconque a vu une foule se presser sur les lieux d’un accident de la route sait fort bien que la luxure des yeux existe. Quiconque a observé les visages d’individus assistant au spectacle d’un incendie sait aussi qu’elle existe. Voir quelque chose nous absorbe totalement ; tout se passe comme si l’être humain n’était plus qu’un grand œil. L’œil est luxurieux en ce qu’il réclame la nouveauté, l’inhabituel, le spectaculaire. Il ne saurait être rassasié auprès de ce qui est familier, routinier, quotidien.


Peu d’entre nous apprennent jamais à quel point la peur et la violence peuvent faire de nous des créatures aux abois, prêtes à se défendre bec et ongles. Si la guerre m’a enseigné une chose, c’est la conviction que les gens ne sont pas ce qu’ils paraissent être ou même ce qu’ils croient être. Lorsque la peur nous envahit, rien n’est plus tentant que de céder à la tyrannie de la nécessité et d’agir de façon irresponsable en obéissant aux injonctions d’un autre. Nous parlons aisément de liberté et de responsabilité, mais presque toujours sans discerner le courage d’acier qu’il nous faut pour les rendre effectives dans nos existences.


La résolution individuelle est ainsi constamment attaquée par la tension et le désordre de la vie au combat. Son corps, découvre le soldat, n’est pas toujours soumis à sa volonté. Il est des pulsions et des émotions qui toujours et encore l’emportent et le conduisent à agir contrairement à l’idée qu’il se fait du bien. C’est contre son désir le plus intime qu’il s’expose à la culpabilité. En lui la conscience est une voix bien avant d’être une puissance ; et il désire y répondre bien avant qu’il ait acquis assez de résolution pour cela. Quoique cette voix soit insistante, il y a en lui des pulsions plus impérieuses qui parviennent à le dominer quand il se trouve pris dans l’action violente.


La faim, le froid et les pulsions animales sont partout présents à la guerre, même en pleine surabondance de nourriture, de chaleur et d’autres délicatesses. Lorsque le soldat renonce à sa nourriture ou à la chaleur de sa chambre au profit d’un gamin misérable ou d’une mère hagarde, son acte de charité ne le réconforte guère, car il est trop éphémère. Devant le spectacle du besoin, ses efforts lui paraissent sans importance au point d’être vains. Même si le soldat peut devenir un homme relativement altruiste au service de la population civile ou de camarades plus faibles que lui, il sera rarement en paix avec lui-même. Jusqu’à un certain point, il se sentira toujours coupable de ne pas faire ce qu’il devrait ou de faire ce qu’il ne devrait pas. Ceci est inévitable, bien sûr, parce qu’il est un homme qui, dans des circonstances où les êtres humains sont des moyens employés au service de fins supra-personnelles, considère les autres et lui-même comme des fins en soi. Les hommes sont traités comme un matériau à exploiter au service d’intérêts nationaux réels ou imaginaires. Tout ce que les soldats qui ont connu l’éveil de la conscience peuvent espérer faire dans une telle société, c’est améliorer le sort des moins bien lotis et agir aussi humainement que possible dans un environnement inhumain.