Paris, Editions Desclée de Brouwer, 1993.

Jacqueline de Chevigny (1911-1993), en religion sœur Jeanne d’Arc, est une religieuse dominicaine, bibliste, collaboratrice de l’école biblique de Jérusalem. Elle a été à l’initiative d’une concordance française du Nouveau Testament et d’une édition bilingue des Evangiles couronnée par l’Académie française.


Un silence plein d’amour, qui entend avec charité la plainte de celui qui souffre, est souvent bien plus efficace que des paroles de consolation. p. 15.


Dans l’apostolat, combien nuit un certain désir de projeter la vérité, la lumière ! C’est si souvent soi qu’on projette, sa vérité, sa lumière, son acquis… le beau cadeau, et quel encombrement ! Que voulez-vous que l’autre en fasse ? Il a ses problèmes à lui, ses questions à lui, ses expériences qui ne sont point les nôtres, il n’a que faire de tout ce dont nous le chargeons ainsi. Une réponse ne vaut qu’en face d’une question – et encore, seulement quand la question est mûre, et si l’autre est prêt à entendre ce que nous voulons lui dire. Il faut aborder le prochain dans un respect, dans un agenouillement, avec cette écoute du cœur que seul donne l’amour. C’est seulement à travers ce silence et cette transparence qu’il pourra trouver la lumière. p. 16.


C’est précisément parce que notre temps est une chose si précieuse qu’il faut l’offrir à Dieu.
Le Seigneur, par la voix du prophète Malachie, nous interdit de lui apporter les bêtes médiocres ou boiteuses, mais il demande les plus belles du troupeau. Cela vaut pour les heures de notre journée : nous ne devons pas réserver pour lui uniquement les heures creuses, inutilisables pour la vie courante : heures de fatigue, de repos, de trajet, d’attente. On peut et on doit essayer de les remplir de prière, mais il ne faudrait pas que ce fût toute notre prière. Il y manquerait ce sens de l’holocauste, du temps que nous sacrifions — au sens plein : que nous offrons en sacrifice — à Dieu.
Seul importe en vérité ce que Dieu y met, peu importe au fond ce que nous y mettons.
Peu importe que nous ne soyons guère capable de pieuses pensées ou de belles formules.
Peu importe aridité ou facilité, sécheresse ou consolation.
Peu importent les distractions, pourvu qu’elles nous humilient, nous gênent et nous déplaisent.
Peu importe l’état de fatigue ou d’ennui.
La seule chose qui importe, c’est de livrer notre temps, l’étoffe de notre vie.
Pour reconnaître le souverain domaine du Créateur sur nous et sur notre être et sur notre vie, nous lui offrons dans la prière une dîme de notre temps, le sacrifice d’un peu de notre vie, de notre durée irréversible, geste pur et dépouillé comme celui de l’adoration et du sacrifice.
Cet animal vivant dont j’aurais pu me nourrir, je le tue et le brûle tout entier pour toi — pour aucune autre utilité que d’affirmer ta domination absolue sur toute vie et sur ma vie.
Cette huile, ce vin, ce lait, que j’allais prendre pour me refaire — les voici largement répandus devant ta face. On aurait pu les donner aux pauvres ou en faire tant de choses utiles !
Ce temps précieux dont je suis si avare, je n’ai rien de plus précieux à t’offrir — et me voici devant toi, et je le laisse couler goutte à goutte, inutile.
Cette heure de ma journée, ces soixante lentes minutes que j’ai décidé de brûler devant toi, les voici, vides, vidées de tout pour toi ; je suis confus de ne pas savoir mieux les remplir et d’être là, tout interdit, vaguement ennuyé, harcelé par ces choses que j’ai voulu écarter de cette heure pour te la donner, mais qui reviennent battre contre les parois de mon âme, et je ne sais comment les faire taire. Pardonne ma distraction, ma maladresse et mon ennui.
De toute ma pauvre foi, je crois. Tu es l’acte pur et tu agis en moi — trop profondément pour que j’en aie conscience. Tu es l’amour et tu pénètres la substance de mon âme — trop divinement pour que je puisse le sentir.
Je crois en toi, je crois à ton agir en moi, et je laisse couler le temps dans cet acte de foi, et je t’offre ainsi en libation cette heure unique, cette heure irremplaçable de ma vie qui s’écoule.
Apprends-moi à dilapider mon temps avec magnificence en libation inutile.
Je répands cette eau avec persévérance et toujours ma terre est aussi aride, et je ne vois rien germer…
Cependant pour te plaire, je continuerai ma pauvre libation.
Et si un jour vient l’heure de ton bon plaisir, tu peux faire tomber le feu du ciel pour consumer en un instant toute l’eau répandue. Tu peux, à ta manière divine, transformer ce lent écoulement du temps en une expérience déjà d’éternité. pp. 31-34.


On ne meurt qu’une fois dans sa vie, c’est pourquoi on en a peur : on ne sait pas mourir. L’expérience faisant défaut, on risque de manquer sa mort.
Pour réussir sa mort, il faudrait pouvoir apprendre à mourir. Qui nous l’enseignera ? Qui en a fait l’expérience ? Lazare ne nous a pas laissé ses mémoire…
Mourir, c’est lâcher tout, et même son propre corps, pour être livré totalement à Dieu dans la lumière de la vision.
Il y aurait donc un moyen bien simple d’apprendre à mourir : ce serait de nous exercer chaque jour à lâcher quelque chose pour nous livrer à Dieu aussi totalement qu’il est possible, dans la nuit de la foi.
Nous pourrions faire là, à peu de frais, des répétitions extrêmement utiles, acquérir un entraînement d’un prix inestimable, si nous prenions simplement conscience de la valeur de ce moment important qu’est l’entrée en oraison. p. 55.


Oui, les petits enfants, s’ils ne conceptualisent pas, comprennent beaucoup plus de choses que les adultes ne croient ; il faut surtout faire attention — car leur vocabulaire est restreint — à n’employer que des mots qu’ils connaissent. Et alors ils comprennent très bien et leur intuition des choses de Dieu va infiniment plus loin que les mots. Et ils mettent en pratique avec une générosité qui nous confond.
Elle avait bien compris, cette petite fille de six ans qui était restée plus de deux heures de suite à la chapelle : « Tu as prié tout le temps ? — J’ai commencé par dire ma prière. Et puis quand j’ai eu fini, je me suis tue pour laisser le Bon Dieu travailler dans mon cœur. » p. 106.