Paris, Librairie Arthème Fayard, 1974.

Gustave Thibon (1903-2001) est un écrivain et philosophe français.


Tous les grands révolutionnaires du monde moderne, Robespierre, Hitler, Staline, ont déliré d’optimisme : tous nous ont promis un monde nouveau et régénéré. On connaît la suite. Céline a résumé le processus dans ces mots indélébiles : « Tous les assassins voient l’avenir en rose, ça fait partie du métier. » L’aurore « aux doigts de rose » qui se lèvera demain – toujours demain, c’est-à-dire jamais – absout le couchant sanglant d’aujourd’hui. Les musiques guerrières sont des musiques toniques, gonflées de force et d’espérance : les crimes collectifs ne se sont jamais commis aux accents des marches funèbres… p. XVII.


Nous opposons le même refus au matérialisme de la société de consommation et à la fausse mystique de la révolution. Car le premier nous apporte des biens tangibles, mais dont la possession tourne aussitôt à la satiété et à l’ennui, et le second nous propose un idéal irréalisable et destructeur. D’un côté des promesses qui meurent d’être tenues, de l’autre le mirage de l’impossible.
A voir ce que les conservateurs désirent sauver – le bien-être, le confort, la tranquillité au-dehors afin que rien ne trouble la liquéfaction intérieure, l’évasion factice, la culture intensive de faux besoins épuisant le terrain des vraies nécessités, en bref, la fièvre de l’avoir greffée sur une anémie pernicieuse de l’être, et cette apparence de liberté que donne à la girouette l’impulsion des mille vents qui l’agitent – à voir tout cela, on se sent révolutionnaire.
Mais si l’on songe à ce que la révolution risque de détruire (tous les trésors du passé, tous les jalons de l’éternel dans le temps, mêlés aux fausses valeurs du présent et jetés indistinctement à l’égout – liquidation simultanée du meilleur et du pire comme, par exemple, dans la révolution culturelle chinoise), alors, on redevient conservateur.
Ces deux impasses nous renvoient sans pitié à la voie supérieure qui domine « l’égarement des contraires ».
Un évêque intelligent et pieux me disait récemment que l’Église catholique ne pourrait rester fidèle à sa vocation divine qu’en acceptant le risque de devenir minoritaire. C’est-à-dire en regroupant autour d’elle la minorité de ceux qui refusent de braire avec les ânes et de hurler avec les loups. Les ânes broutent les pâturages abondants, mais saturés d’engrais chimiques de la société de consommation, et les loups courent derrière le char de la révolution, forgé par leurs songes et qui garde toujours sur eux l’avance irréductible du rêve sur le réel. Braire et hurler manquent d’ailleurs de spontanéité et de naturel autant l’un que l’autre : ce sont des échos — ou plutôt des voix de poupées parlantes dont les techniciens de l’opinion installent et mettent en branle le mécanisme. pp. XVIII-XIX.


Il faut d’abord reconstituer des embryons de société au sein desquels les individus puissent nouer des rapports libres et fraternels. Ce qui implique, au sommet, un idéal commun et, à la base, un retour à la nature, aux nécessités élémentaires, avec le refus des facilités, des faux-semblants et de tous les rêves d’évasion qui peuplent le sommeil des prisonniers — en un mot : une ascèse orientée par une mystique : la voie étroite qui débouche sur le pays sans frontières.
Décongestionner, décollectiviser — j’allais dire déminéraliser, car nous vivons sous le signe et le règne de la mécanique — ce qui nous reste de civilisation. Des réformes ne suffisent pas, une refonte s’impose. « Avant de parler de justice sociale, refaites une société », s’écriait Bernanos. Car la société actuelle sécrète l’injustice comme l’ulcère la purulence. Et qu’elle soit conservatrice ou révolutionnaire, peu importe : la société de consommation vit et prospère sur les réflexes anonymes de l’homme des foules – et quant à la révolution, elle se présente sous l’étendard de la volonté et de la révolte des masses. Ces masses, non seulement nous récusons leur témoignage (« le goût de la foule est l’indice du pire », affirmait Sénèque), mais notre vœu est de les dissoudre, c’est-à-dire de refaire des organismes là ou la civilisation mécanique n’a su construire qu’un vaste réseau de prothèses.
De ce point de vue, l’affrontement entre conservateurs et révolutionnaires apparaît comme un misérable règlement de comptes entre deux formes de société aussi inhumaines l’une que l’autre.
Nous sommes délibérément conservateurs en ce sens que nous voulons sauver ce qu’il y a d’immuable dans l’homme : sa nature créée et l’élection surnaturelle par laquelle il participe à la solitude de l’être incréé. Le monde unidimensionnel décrit par Marcuse — cette prison intérieure où l’être est dévoré par l’avoir et l’âme aliénée au profit des choses — est un monde où l’homme, de plus en plus séparé de sa nature et de ses limites et sourd aux appels de l’infini, ne trouve d’aliment que dans ses œuvres et dans ses songes. « Dans quelle mesure un monde fait par l’homme est-il encore un monde fait pour l’homme ? » — cette question que m’a posée un jour un étudiant résume la crise de notre époque. Ce monde fait par l’homme prolonge l’homme sans le compléter et, par-là, il confirme son isolement dans la nature où il ne voit qu’un instrument de sa puissance usurpée et truquée, et devant Dieu dont il prend la place au lieu de l’adorer.
Et nous sommes révolutionnaires dans ce sens que, loin de confondre la fidélité à l’immuable avec le respect inconditionnel du statu quo temporel, nous concevons la révolution comme un incessant mouvement de retour vers ces sources intarissables dont notre soif, dénaturée par les breuvages factices, laisse se perdre les eaux. Le mot de révolution — ou plutôt de conversion — permanente vient ici à point. L’homme nouveau — au sens paulinien du mot — n’achève jamais de naître dans le vieil Adam…
Et c’est cela — cela au fond — qu’attend le monde moderne : d’être sauvé de lui-même. L’une après l’autre, il voit se flétrir et s’effondrer ses idoles. Les mythes de la société de consommation ont révélé leur néant : on sait qu’elle n’apporte que des biens dont le manque crée la révolte et l’abondance l’ennui. pp. XXI-XXII.


Degrés de la conscience religieuse. L’homme décrète que Dieu l’a créé à son image. Ce qui le met à l’aise pour créer Dieu à son image à lui — et quelle image ! toutes ses passions, ses misères, ses ignorances prêtées à Dieu. Puis il réfléchit (la philosophie est une réflexion sur la religion, a dit Hegel) et il se dégage peu à peu de l’anthropocentrisme. Ce qui d’ailleurs le conduit souvent à l’athéisme : Dieu n’étant plus que la projection de ses désirs et de ses craintes, la connaissance des mécanismes mentaux qui fabriquent Dieu élimine Dieu. Enfin, il réfléchit plus profondément encore et il retrouve Dieu dans cette partie divine de lui-même qui juge et rejette les faux dieux. Autrement dit, il retrouve l’image de Dieu dans cette solitude de l’âme qui est au-delà de toutes les images et de toutes les pensées. Il passe ainsi de l’idée anthropomorphique de Dieu à l’idée théomorphique de l’homme. Et là est le confluent de l’athéisme et de la foi. p. 2.


Le matérialiste ne part pas de la matière dont il ne sait rien, mais de l’idée qu’il se fait de la matière — en quoi il est déjà spiritualiste sans le savoir. Mais pourquoi donne-t-il la préférence à l’idée qu’il a de la matière plutôt qu’à l’idée qu’il a de l’esprit ? Parce que, pour une réflexion non élaborée, la matière est ce qui apparaît directement, ce qui frappe les sens : c’est le premier degré de l’évidence. Le matérialiste range dans le commun dénominateur de matière l’ensemble des phénomènes sensibles sans prendre conscience du caractère hautement immatériel d’une abstraction aussi dépouillée. Il faut une réflexion seconde, un retour de l’esprit sur lui-même et sur les conditions de son activité pour s’apercevoir que la proposition : « tout est matière » enveloppe une contradiction interne. (…)
Le matérialisme confond la matière — chose par elle-même impensable en tant que principe de la dispersion et de la mort — avec les lois de la nature qui sont l’empreinte et le signe de l’esprit sur la matière. Il s’appuie donc sur l’esprit qui se manifeste jusque dans la matière pour diviniser la matière et nier l’esprit. Et, par-là, il oppose une idole à une autre idole : le Dieu-science remplace les dieux des mythologies. Ici l’homme adore son ignorance et là sa lucidité primaire et bornée. Mais l’issue sur le transcendant — le Dieu-esprit et le Dieu-amour — reste également bouchée. pp. 4-5.


Les croyants croient par faiblesse. Je vous l’accorde, mais je vous répondrai – avec autant de chances de vérité et d’erreur – que les incroyants nient par défi, ce qui est affectation de la force, donc toujours faiblesse. Les uns s’aplatissent devant leurs dieux comme des chiens serviles, les autres aboient comme des roquets hargneux. Et tout cela se situe au plus bas niveau de l’humain.
Croyants et incroyants feraient mieux de se rapprocher pour essayer d’élucider ensemble à quoi correspond dans l’invisible leur oui et leur non. Car ils se complètent : le croyant sème et arrose, l’incroyant sarcle et émonde. Ainsi, dans ce qu’ils ont de profond, l’un et l’autre prennent soin de la semence divine dans l’homme. Plus encore : le croyant et l’athée peuvent coexister dans le même individu – et l’athéisme vécu par les saints sous le nom de nuit des sens ou de l’esprit va plus loin dans la négation et le désespoir que celui des incrédules. pp. 9-10.


« La cendre ne parvient qu’à me prouver la flamme » Hugo. Réfutation parfaite de tous les pessimismes : comment le mal, qui est le résidu du bien, peut-il être conçu comme sa négation ? Le pessimisme se sert de la cendre pour nier le feu, du marécage pour nier la source, du squelette pour nier la chair, de tous les déchets pour réfuter les origines. p. 27.


Regard de l’innocence : il nous condamne sans appel dans la mesure où il ne nous juge pas. Ceux qui nous jugent ne peuvent nous condamner que du dehors, mais ceux qui ne nous jugent pas nous forcent à nous condamner nous-mêmes du dedans. p. 50.


En réalité, ne rien désirer, c’est se réserver pour le seul objet qui ne soit pas indigne de notre désir, c’est prendre de la distance avec le monde des choses bornées et tyranniques, non pour les perdre à jamais, mais pour les retrouver dans la pureté de leur source (car la distance infinie appelle l’intimité absolue), c’est passer de l’esclavage de l’attachement à la liberté de l’amour — en un mot, c’est transformer les biens de la Fortune en biens de l’âme : les choses viennent à moi comme des fiancées dans la mesure où je cesse de les poursuivre comme des proies et mon royaume intérieur s’accroît de tous mes refus de porter la main sur le monde extérieur. Le renoncement à l’avoir a pour effet la transmutation de l’avoir en être. Et c’est dans ce sens qu’il faut entendre le « bienheureux les pauvres », le « malheur aux riches » et la parabole du festin où les derniers seront les premiers. p. 56.


Je renverrai volontiers dos à dos ceux qui disent que l’amour consiste à approfondir indéfiniment le même objet et ceux qui assurent qu’on a tout de suite « fait le tour » d’une créature et que l’amour ne peut se nourrir que du changement et de l’inconstance. Dans la première hypothèse, on prête à la créature une fausse profondeur et, dans la seconde, on attribue au changement un pouvoir de renouvellement qui lui fait défaut : on ne crée pas une plénitude en courant d’un vide à l’autre.
J’incline pourtant vers la fidélité, mais dans le sens du dépassement et de la transcendance. On n’approfondit pas une créature (la meilleure est encore très plate, très bornée et très épuisable) : on approfondit l’amour, qui est divin dans son essence, par l’intermédiaire d’une créature, c’est-à-dire à travers et au-delà de cette créature. Ainsi, on ne creuse pas l’être aimé ; on se sert plutôt de lui comme d’un instrument (au sens le plus noble et le moins matériel du mot) pour pénétrer plus avant dans le mystère de l’être. Et mieux vaut ne pas changer d’instrument, car celui-ci, dans la mesure où nous nous attachons à lui par une fidélité sans idolâtrie, s’imprègne de toutes les richesses qu’il nous aide à découvrir. Ainsi la fidélité aux créatures porte sur le chemin plutôt que sur le but. Un chemin privilégié qui participe déjà de la perfection et de l’éternité du but.
A la naissance de tout amour, on s’imagine stupidement qu’en passant sa vie près de l’être élu, on trouvera en lui des richesses de plus en plus secrètes, à la façon d’un explorateur qui fouille un continent vierge. Ici, les deux amants sont également explorateurs — et le continent, c’est l’amour qu’ils découvrent ensemble. Ils s’enrichissent de ce qu’ils trouvent, non l’un dans l’autre, mais l’un par l’autre. Pour qu’une fidélité soit féconde, il faut qu’elle consiste à marcher du même pas sur la même route : l’enlacement immobile finit toujours par couper la respiration de l’âme. pp. 77-78.


La vraie foi n’est ni un refuge ni un bouclier, c’est un élan intérieur, une confiance nue qui nous donne le courage d’affronter, sans vêtement et sans arme, le mystère de notre origine et de notre fin. Ce n’est pas la négation, c’est le dépassement du doute.
Le fanatique va de l’avant grâce aux œillères de ses convictions étroites qui le préservent du doute ; le sceptique n’a pas d’illusions mais, doutent de tout, il n’avance pas ; le vrai croyant doute et il avance quand même : il marche sur son propre doute. La foi n’est pas un stupéfiant qui nous rend insensibles aux morsures du doute, c’est un tonique qui nous les fait à la fois éprouver plus vivement et dominer. La foi et le doute se prêtent mutuellement des forces : la foi creuse le doute et le doute purifie la foi. p. 91.


La grandeur morale se reconnaît à deux signes : pressentir la vanité des biens que nous n’avons pas encore et savourer la réalité des biens que nous possédons depuis longtemps. Échapper aux illusions des affamés comme à la déception des repus. Dominer la nouveauté comme la monotonie ; être assez lucide pour voir, au-delà du désir, le néant de ce qu’on désire et assez fidèle pour apprécier, au-delà de l’habitude, la réalité de ce qu’on possède. Ces deux vertus ne sont accessibles qu’à ceux qui attribuent plus d’importance aux objets qu’aux appétits. p. 109.


Nous avons pourtant les mêmes idées, m’a dit cet homme qui, partageant mes convictions, ne comprend pas mon éloignement et ma méfiance. Et qu’importe que nous ayons les mêmes idées si nous ne pensons pas au même niveau ? Il y a quelque chose de plus important que ce qu’on affirme ou que ce qu’on nie : c’est la qualité de l’esprit qui affirme ou qui nie. Je me sens plus près d’un athée profond que d’un croyant superficiel. Une rose en papier est plus d’une loin d’une vraie rose qu’un chardon réel. p. 111.


Quand comprendrons-nous jusqu’au fond de notre âme avide et de notre chair tremblante que la vraie prière ne consiste pas à demander des faveurs à un Dieu monarque, mais à faire l’aumône à un Dieu mendiant ? p. 188.


Illusion des jeunes époux au seuil du mariage, du jeune prêtre disant sa première messe, etc. Leur erreur consiste en ceci qu’ils imaginent entrer en possession d’un trésor où ils pourront puiser indéfiniment alors qu’il s’agit en réalité d’une semence sur laquelle ils devront veiller toute leur vie et dont l’épanouissement dépend de leur fidélité créatrice. pp. 196-197.


Supposons un parfait aménagement de la nature et de la société et la mort vaincue. Peut-on rêver, au niveau du profane et du temporel, une situation plus positive ? Y verrez-vous alors le point d’insertion privilégié du surnaturel ? Et rendrez-vous sans restriction grâce à Dieu d’avoir permis ce progrès qui nous condamnerait à ne jamais le rejoindre, à ne jamais connaître l’heure nuptiale où, le voile des apparences se déchirant, la foi se dissout dans l’évidence ? Ou bien préférerez-vous la croix au paradis artificiel et la mort en Dieu à l’immortalité sans Dieu ?
La survie du christianisme dépend de notre choix dans cette alternative. Question limité, je le répète, et qui ne sera sans doute jamais posée en termes aussi tranchants, mais qui éclaire d’en haut l’ensemble de nos réactions devant les prodigieuses mutations du monde moderne. Suivant qu’on y répond dans un sens ou dans l’autre, on met son espérance suprême dans l’éternité ou dans l’avenir, on opte pour le Dieu qui s’est fait homme ou pour l’homme qui s’est fait Dieu. pp. 202-203.