L’homme moderne, n’ayant jamais autant parlé de bonheur, le connaît si peu. Car la mentalité de l’individu moderne dit à peu près ceci : « Je n’ai pas demandé à exister. J’espère au moins qu’on me rendra heureux. » Là où ceux que les Modernes ont nommés les « Anciens », sans doute pour les garder mieux à distance, pensaient les choses ainsi : « Je n’ai pas mérité de naître. Que dois-je faire pour honorer ce don ? »


Il est tout à fait étrange de constater que tant d’hommes de gauche, soucieux de justice, peuvent être en même temps résolument athées, matérialistes, empressés de débusquer en toute chose l’œuvre de la bassesse humaine, jouissant de réduire les productions de l’Esprit à des phénomènes strictement sociaux, mettant un point d’honneur à confesser l’absurdité de l’existence. Car pourquoi se battre à libérer les hommes s’ils ne sont que des monceaux de nerfs et de muscles ? Pourquoi œuvrer à rendre plus juste un monde d’animaux insensés ? Depuis les Lumières, on a rendu universelle l’éducation pour apprendre aux hommes qu’ils ne sont jamais que des singes et qu’il n’y a rien au monde, entre les individus ou les sexes, que rapport de domination.


Il y a quelque chose de démoniaque à refuser le don gratuit auquel l’action de grâces permet l’accès : ce refus est le fait d’une volonté qui craint d’être déprise d’elle-même et qui, par un sursaut d’amour-propre, se ferme à la grâce.


Les esprits qui volent à la surface des choses peuvent en aimer beaucoup : ne se posant nulle part, ils sont ouverts à tout. Mais aussi, ne se posant nulle part, ne sont-ils vraiment ouverts à rien. Leur amour est un nivellement : tout est bien parce que tout se vaut. Le malheur est que cette tolérance par ignorance est aujourd’hui préférée à la fermeture par plénitude. On a voulu la paix non pas par le dialogue entre de fortes singularités mais en obtenant de chacun qu’il renonce à la sienne.