Il peut arriver que l’homme ne veuille plus répondre de ce qui est désiré en lui, pour s’en tenir exclusivement à ce qui est représenté, à l’apparence, à l’image du moi qu’il fait parler. Je pense que ce que nous appelons le narcissisme pathologique, l’auto-enfermement, est consécutif à un tel refus : l’image du moi refusant vient se substituer au sujet désirant. On peut dire qu’à la place du désir surgissent la peur et l’implosion du moi que suscite cette peur. En se mettant en scène dans l’imaginaire familial, social, politique, scientifique, l’homme assume sa place dans un « jeu de rôles », mais il perd par là même sa qualité de sujet de la parole.
Comme Dieu, le sujet est irreprésentable, dans quelque image que ce soit. Hors de ce rapport à la parole dans le nom, dans la suite des générations, dans la différence sexuelle, on ne peut parler de sujet vivant, et le nom propre n’a aucun sens.
Ecouter quelqu’un, c’est l’entendre sans le réduire à ce qu’il dit ou à ce que je comprends de lui. Nous ne nous apercevons pas que la plupart du temps notre compréhension se trouve satisfaite quand quelqu’un correspond à l’image que nous en avons. Il y a fort à parier pourtant que nous passons à côté de ce qu’il est. En agissant ainsi, nous refusons de nous laisser ouvrir à la question que pose en nous sa présence de sujet. Il vaudrait mieux dire : notre présence de sujet, la sienne et la mienne.
Parler en vérité fait toujours prendre le risque de perdre son image ou de la voir se transformer, dans l’espérance que soit entendu, révélé, ce que je suis. Parler ou écouter vraiment signifie demeurer ouverts à l’incessante révélation de ce que nous sommes. L’homme ne trouve pas son identité dans l’image qu’il se fait de lui-même, il ne la découvre que dans le réel de l’Amour, ou dans l’Autre du désir.
Lorsque nous nous acharnons, par contre, à prouver notre identité par la cohérence du discours que nous tenons, nous jouissons d’une image de nous-mêmes qui envahit tout l’espace psychique. Nous nous protégeons ainsi de cette souffrance inévitable que nous éprouvons lorsque nous sommes séparés de notre image et que nous naissons en tant que sujet de la rencontre avec l’autre. Cette manière de se retenir en soi-même est liée à ce qu’a de morbide ou de mortifère la jouissance. D’ailleurs, cette forme d’emprise sur nous-mêmes pris comme objet s’exerce inconsciemment aussi bien sur l’autre que sur moi. La vie, qu’elle soit fraternelle ou conjugale, est pleine de ces malentendus. L’honneur mis à ne pas céder sur l’image que nous avons de nous-mêmes ou de l’autre nous entraîne dans la jouissance d’une étreinte vide et nous fait glisser dans le malheur et la tristesse d’une vie non partagée. Alors, pour éviter la souffrance du désir, nous avons renoncé à la joie de la rencontre espérée.
Pour chacun de nous, se recueillir en Dieu qui est en soi passe par les actes qu’il a à faire ici et maintenant, même et surtout si ces actes consistent à renoncer à ce qu’il voudrait faire et qu’il ne peut pas faire ! Ce renoncement-là est la conversion de la volonté propre en demande que la volonté de Dieu soit faite. Saint Ignace appelle cela la contemplation dans l’action : il contemple Dieu qui sauve le genre humain en nous et par nous, en obéissant à l’Esprit de son Fils. A ce propos, Thérèse de Lisieux dit quelque chose qui, au premier abord, paraît ahurissant et même scandaleux. Elle avance que le moindre mouvement d’amour, s’il est pur et vrai, est plus fort que toutes les oeuvres caritatives ! Voilà de quoi faire sauter d’indignation bien des militants qui confondent l’imaginaire ou la réalité sociale avec le réel.
Confondre ce qui est désiré en nous avec ce que nous voulons, là est le ressort du mensonge : il confond la vérité avec la projection de ce qu’il veut posséder. Et cette projection de moi-même sur l’autre, savez-vous comment cela s’appelle ? L’idole. Nous aimons, nous admirons, voire nous « adorons » la femme ou l’homme que nous voudrions avoir – ou être –, la science que nous voudrions connaître et posséder… Sous prétexte d’amour, nous réduisons l’autre ou ce qui nous séduit en lui à un faire-valoir de nous-mêmes. Nous le mettons imaginairement en position de Baal, de Dieu.
Il nous arrive souvent de prendre le sentiment de vouloir à tout prix pour la vérité du désir. L’intensité de la sensation éprouvée dans une satisfaction anticipée nous fait confondre l’objet d’une pulsion avec l’Autre du désir, la jouissance de la consommation avec la joie de la rencontre, le sexe avec le visage.
On confond l’efficacité et la rapidité qu’elle suppose avec la vérité, ce qui, autant le dire, fait entrer tête première dans la modernité ! Il nous suffit que ce soit efficace, que cela puisse se vérifier comme on dit volontiers aujourd’hui, dans la cohérence d’un système, pour que ce soit admis comme vrai. Mais là est le mensonge. Et que vise-t-il par le biais de l’efficacité ? A substituer la cohérence du discours qui explique ou qui accuse au témoignage de la parole vraie.
La compréhension rapide séduit et enferme dans une défense cohérente : elle « fait croire ». Elle fait croire ce qui se comprend… c’est-à-dire ce qui n’a pas besoin d’être cru. Vouloir comprendre la vérité sans se mettre en chemin, sans être accompagné, c’est imaginer qu’elle est déduite de ma recherche et refuser une fois encore qu’elle se révèle à celui qui la cherche comme le don désiré.
Dieu, la Vérité, parle, et je mens quand je m’en sépare pour me faire exister dans l’image de moi. Le vouloir être moi – ce qu’on appelle la volonté propre – est l’obstacle majeur au désir de l’Autre. Dans le vouloir, je tends à réaliser mon projet ; dans le désir, l’accomplissement de ce qui est désiré n’est plus d’atteindre un objectif que je me serais proposé, mais de m’abreuver à la source même qui me fait être de désir, la source du sujet en nous.
Sur le chemin universel de l’humanité, on ne peut avancer, me semble-t-il, que de cette manière-là. Le vouloir s’éteint dans la satisfaction de la pulsion ou du besoin. Le désir s’avive dans l’accomplissement de la rencontre.