Les lois de notre langage ne sont pas celles du concret. Et dès qu’on abandonne le concret où s’alimente toute connaissance, on substitue le logique au réel, et le discours à l’être. Or la distance entre le réel et notre pensée abstraite est telle, que le mot être ne signifie plus rien, dès que l’uniformité du terme ou l’univocité du concept nous fait perdre de vue l’irréductible variété des substances concrètes.
Les sens n’appréhendent que du particulier, donc du multiple, et l’intellect que de l’universel, donc de l’un. En outre, l’unité est première pour l’intellect, et la diversité première pour la sensibilité. L’être, à la fois un et multiple n’est-il pas par son unité et son universalité inaccessible à notre sensibilité, par sa diversité et sa multiplicité réfractaire à toute intelligibilité ? La difficulté disparaît dès que l’on remarque que le sujet de la connaissance ce n’est ni la sensation, ni l’intellect, mais un homme faisant usage de l’une et de l’autre. L’être, intérieur et supérieur à la multiplicité des substances, est saisi par l’intellect à travers le sensible perçu. Dans ce cas l’unité et la multiplicité ne s’opposent pas, elles n’expriment qu’une seule et même présence saisie, selon l’heureuse formule du P. Geiger, « par deux espèces de pouvoirs de connaître, distincts et cependant unis dans l’unique regard d’un unique sujet ». Le multiple implique l’être pour une intelligence qui ne peut rien connaître qu’à travers le sensible, et l’être exprime par son unité la signification intelligible du multiple.
Principe d’une unité qui préserve la diversité concrète des êtres, l’exister est à la fois ce qu’il y a de plus commun et de plus intime aux choses. De plus commun, car l’exister se retrouve en toutes choses et rien ne peut se trouver hors de lui. De plus intime, puisqu’une chose n’est complètement ce qu’elle est que par l’exister qui la réalise. Chaque être doit sa réalité la plus incommunicable à cela même qu’il a de commun avec tous les autres. L’exister est principe de diversité, car pris en lui-même il est infiniment participable. Il est aussi principe d’union parce qu’il est l’actualité de toute chose. Au-delà de l’exister, il n’y a rien, tout ce qui est hors de lui est pur non-être. L’exister est l’acte fondamental et ultime de tout être, car toute détermination n’est que par lui, mais lui-même ne peut recevoir aucune détermination qui lui serait extérieure. L’essence elle-même lui doit sa détermination complète. Premier en chaque chose, l’exister est donc l’acte des actes.
L’être n’est véritablement reconnu qu’au moment où il est accueilli comme un don. Cet accueil, qui n’est pas inertie ou passivité pure, mais docilité, c’est-à-dire réceptivité et ouverture, est la seule réponse gracieuse à la grâce de l’être. L’affirmation de l’être ne prend toute sa signification que comme consentement à l’être, mais ce consentement n’est qu’une réponse à la prévenance de l’être. Il y a par là, semble-t-il, un cercle : l’être n’est reconnu dans sa plénitude et sa perfection que par le consentement à l’être, mais pour consentir, il faut avoir reconnu la valeur de ce à quoi l’on donne son consentement. Ce cercle apparent tient à ce que le consentement à l’être implique une option. Cette option n’est pas un choix arbitraire entre plusieurs solutions également valables, mais un acte qu’il dépend de nous d’exercer ou de ne pas exercer. Cet acte personnel est une décision aussi rationnelle que volontaire, par laquelle l’esprit ratifie, c’est-à-dire accepte librement, la réceptivité fondamentale qu’exprime en tout être fini la distance entre son essence et son existence, et qui définit la condition métaphysique de tout être et de l’esprit lui-même en tant qu’être. C’est d’un seul et même acte que l’être est affirmé comme un premier connu et accueilli comme le bien premier, sans lequel aucun autre bien n’existe pour nous. L’être n’est pas seulement un fait, mais le lieu de toute valeur.
Le mal est une véritable corruption, parce qu’il n’existe que comme détérioration du bien. Le mal comme mal est donc vide de bien. Il ne peut exister qu’inhérent au bien, puisque sa réalité est celle d’une atteinte portée au bien. Il n’est rien d’autre que la corruption ou l’altération du bien. Sa réalité est sa nocivité.
L’acte par lequel la pensée affirme Dieu, n’est que la reprise, en esprit et en vérité, du mouvement même de tout être fini, qui proclame Dieu par son inégalité à l’acte qui le donne à lui-même ; et l’exigence objective de justification, que la preuve formulée invoque, traduit l’impuissance de tout être fini à justifier par lui-même l’acte qui le fait être. Cet acte, c’est-à-dire l’exister commun à tous les êtres, mais limité en chacun par une essence qui ne peut rendre compte de ce commun patrimoine, est nécessairement reçu d’un Etre dont l’essence même est d’exister. Tout être donné à notre expérience, réalité physique ou valeur réelle, est tel que son essence n’est pas constitutive de son existence. Un être dont l’existence n’est ni constituée ni garantie par son essence, requiert une Cause première qui lui confère l’existence qu’il ne peut tenir de lui-même.
L’esprit n’accède à l’affirmation de Dieu, que par une démarche où l’activité et la passivité se confondent, car l’affirmation de Dieu n’a sa pleine signification que comme acquiescement au sens ultime de cet acte d’exister, qui est en lui-même une perfection reçue.
Ainsi s’explique l’incapacité à convaincre des preuves de l’existence de Dieu, les plus rationnelles et les plus rigoureusement formulées. La clarté objective de ces preuves est en effet indissociable d’un acte personnel d’accueil, qu’elles peuvent bien suggérer, mais qu’elles ne sauraient ni imposer ni même transmettre. Sans un engagement personnel à l’égard de la vérité qu’elles formulent, ces preuves restent des formules vides, exactement comme autrui est réduit à une chose parmi les choses, tant que sa présence n’est pas assumée.
Affirmer Dieu, ce n’est ni former un concept, ni constater un objet, mais reconnaître une Présence que tout désigne et que rien ne montre. L’insuffisance relative, mais inévitable de toute formulation des preuves de l’existence de Dieu, s’explique par leur objet, qui est le mystère d’une Présence absolue et totale, signifiée par la présence de n’importe lequel des objets dont on peut dire qu’ils sont.
Dieu n’est Dieu, que parce qu’il peut être affirmé sans pouvoir être représenté, visé sans être vu, toujours reconnu et toujours inconnu. Car la raison ne peut accéder à l’affirmation de Dieu qu’en prenant le parti de reconnaître que le principe de tout ce qui est, et qui anime son propre désir d’intelligibilité, excède tout ce qu’elle peut comprendre.
La liberté appartient à la personne, parce que la personne s’appartient par l’appropriation totale et exclusive de son incommunicable et inaliénable acte d’exister. Ainsi s’explique le paradoxe de la liberté humaine, par laquelle la personne ne peut s’accomplir qu’en acquiesçant à cet acte qui, en la donnant à elle-même, l’ouvre sur plus qu’elle-même, puisque la personne peut tout se donner, sauf l’acte qui la donne à elle-même.