L’intimité, c’est le dedans qui échappe à tous les regards, mais c’est aussi l’ultime fond du réel, au-delà duquel on ne peut pas aller et que l’on n’atteint sans doute qu’après avoir traversé toutes les couches superficielles dont la vanité, la facilité ou l’habitude l’ont enveloppé tour à tour. C’est le point même où les choses prennent racine, le lieu de toutes les origines et de toutes les naissances, la source et le foyer, l’intention et le sens.

La découverte de l’intimité est chose difficile et, une fois qu’on l’a trouvée, il faut encore s’y établir. Mais c’est en elle pourtant que nous trouvons le principe de notre force et la guérison de tous nos maux. C’est parce qu’ils l’ignorent que tant d’hommes cherchent le divertissement ou croient pouvoir réformer le monde par le dehors. Mais celui qui a su pénétrer dans l’intimité n’accepte plus d’en être chassé : et pour lui, tous les prestiges du divertissement et de l’action extérieure se trouvent abolis.

L’intimité est bien, comme on le croit souvent, le dernier réduit de la solitude. Mais il suffit aussi qu’elle se découvre à nous pour que la solitude cesse. Elle nous découvre un monde qui est en nous, mais dans lequel tous les êtres peuvent être reçus. Le soupçon peut naître pourtant que nous sommes encore seul et que ce monde n’est qu’une île de rêve. Mais qu’un autre être y entre tout à coup avec nous, ce rêve se réalise et cette île est le continent : alors se produit l’émotion la plus aiguë que nous puissions ressentir. Elle nous révèle que notre monde le plus secret, et que nous pensions si fragile, est un monde commun à tous, le seul qui ne soit pas une apparence, un absolu présent en nous, ouvert devant nous, et dans lequel nous sommes appelé à vivre.


Il y a en chacun de nous plusieurs personnages : un personnage de vanité qui se réduit lui-même au spectacle qu’il essaie de donner et qui n’a pour autrui qu’un regard de mépris et de jalousie, un personnage plein de timidité et d’anxiété, embarrassé d’attirer sur lui le regard, mais parce qu’il sent en lui un autre personnage encore, plus profond et plus vrai, qui toujours semble le fuir, et que le personnage qu’il montre ne cesse de trahir. Il n’y a de véritable rencontre spirituelle que celle où deux êtres réussissent à éveiller l’un dans l’autre ce personnage secret dans lequel ils se reconnaissent, mais en même temps se dépassent et s’unissent.


Etre sincère, c’est descendre au fond de nous-même pour y découvrir les dons qui nous appartiennent, mais qui ne sont rien, sinon par l’usage que nous en faisons. C’est refuser de les laisser sans emploi. C’est empêcher qu’ils ne demeurent enfouis au fond de nous-même dans les ténèbres de la possibilité. C’est faire qu’ils se produisent à la lumière du jour et qu’ils accroissent aux yeux de tous la richesse du monde, qu’ils soient comme une révélation qui ne cesse de l’enrichir. La sincérité est l’acte par lequel chacun se connaît et se fait à la fois. Elle est l’acte par lequel il porte témoignage pour lui-même et accepte de contribuer, selon ses forces, à l’oeuvre de la création.


La sagesse réside toute entière dans une certaine proportion que nous sommes capable de trouver entre ce que nous voulons et ce qui nous arrive, sans que nous puissions dire si c’est ce qui nous arrive qui prend la forme de ce que nous voulons ou ce que nous voulons qui prend la forme de ce qui nous arrive.


On réduit presque toujours la vocation à une sorte de convenance entre notre nature et notre métier. Mais elle vient de plus loin que de la nature et s’étend au-delà du métier. Elle est la grâce qui les traverse, qui les unit et qui les surpasse.

La vocation apparaît au moment où l’individu reconnaît qu’il ne peut pas être à lui-même sa propre fin, qu’il ne peut être que le messager, l’instrument et l’agent d’une oeuvre à laquelle il coopère et dans laquelle la destinée de l’univers entier se trouve intéressée.

La vocation est proprement ce qu’il y a d’irrésistible dans l’exercice de notre liberté. Mais elle crée en même temps ce rapport personnel et nominatif de Dieu avec chaque individu, qui est l’objet propre de la foi, et sans lequel notre vie est dépourvue de sens et privée de tout lien avec l’absolu.


Si les hommes parvenaient à reconnaître l’inimitable singularité de toute existence individuelle, ils verraient aussitôt se dissiper en eux l’égoïsme et la jalousie, ils éprouveraient une admiration mutuelle qui les pousserait à s’invoquer l’un l’autre, au lieu de se repousser. Car c’est cette singularité de chaque être qui exprime la part d’absolu dont il est, pour ainsi dire, porteur et qui fait que le monde entier est intéressé à sa destinée, si misérable qu’elle paraisse. Je pense juste le contraire de ce que vous pensez, mais je pense aussi que votre pensée est nécessaire comme la mienne à l’ordre du monde et que, sans elle, la mienne ne trouverait en lui ni une place, ni un soutien et manquerait par suite à la fois de raison d’être et de vérité.


Il n’y a point d’esprit qui ne cherche un esprit parent du sien avec lequel il puisse se sentir uni dans la pensée et la recherche des mêmes choses. Et si l’on voulait y réfléchir, c’est dans cette communauté du désir que réside le véritable fondement de l’amour, bien plutôt que dans une recherche mutuelle de soi, avec laquelle on le confond souvent, et qui en est proprement la perversion. L’amour va toujours au-delà des êtres qui s’aiment jusqu’à un objet vers lequel ils aspirent et dans lequel ils communient.