Paris, InterEditions, 2012.

Viktor E. Frankl (1905-1997) est un professeur de neurologie et de psychiatrie à la faculté de médecine de l’université de Vienne. Il dirigea pendant 25 ans la polyclinique de Vienne. Elève de Freud et d’Adler, il créa la logothérapie, ou thérapie par le sens (logos) de la vie.


La conscience morale se révèle être essentiellement une fonction intuitive. Pour anticiper la chose à réaliser, la conscience morale doit en avoir l’intuition préalable, et, en ce sens la conscience morale, l’ethos est en fait un phénomène irrationnel, rationalisable seulement après coup. Ne connaissons-nous pas un autre phénomène analogue ? L’eros n’est-il pas également irrationnel, également intuitif ? En réalité l’amour, lui aussi, est une induction. L’amour aussi, en effet, contemple ce qui n’est pas encore. Mais l’amour ne perçoit pas, comme la conscience morale, quelque chose qui doit absolument être, mais seulement quelque chose qui n’est pas encore ; ce qui se présente à l’amour est quelque chose qui seulement peut être. L’amour perçoit et envisage, en effet, chez le « toi » qu’il aime, des valeurs possibles. Donc l’amour, lui aussi, en sa représentation spirituelle, anticipe quelque chose, anticipe ce qu’un être concret, en l’espèce l’être aimé, peut receler en soi de possibilités humaines non encore réalisées. pp.18-19.


Dieu n’est pas une image du père, mais le père est une image de Dieu. Pour nous, le père n’est pas le prototype de toute divinité, c’est bien plutôt le contraire qui est vrai. Dieu est le prototype de toute paternité. C’est seulement d’un point de vue ontogénétique, biologique, biographique que le père est premier. Mais ontologiquement, c’est Dieu qui est premier. Psychologiquement, la relation de l’enfant au père précède la relation de l’homme à Dieu. Ontologiquement toutefois, elle n’est pas originelle mais dérivée. Du point de vue de l’ontologie, mon père par le sang, celui qui m’a engendré physiquement, n’est en quelque sorte que fortuitement le premier représentant de celui qui a tout engendré. C’est dire que du point de vue de l’ontologie, mon géniteur naturel n’est que la première figure, et ainsi en quelque sorte, l’image du créateur sur-naturel de tout être. pp. 42-43.


Quand la foi dépérit, elle se dénature. N’avons-nous pas constaté, dans le domaine de la culture – donc pas seulement à l’échelon individuel, mais aussi au plan social – que la foi refoulée dégénère en superstition ? Et cela dans tous les cas où le sentiment religieux est victime d’un refoulement par la raison qui est son propre maître, par la technicité. En ce sens bien des choses, dans la situation spirituelle d’aujourd’hui, peuvent sans doute apparaître comme une névrose obsessionnelle généralisée, bien des choses, à l’exception, justement, d’une seule, la religion. Mais de la névrose obsessionnelle qui n’est pas collective, de la névrose proprement dite, on peut affirmer dans nombre de cas : l’existence névrotique est la rançon qu’elle paye elle-même, à cause du caractère défaillant de sa relation à la transcendance. p. 54.


L’éducation est plus que jamais éducation à la responsabilité. Nous vivons dans une société de surabondance, mais cette surabondance n’est pas seulement surabondance de biens matériels, elle est aussi surabondance d’informations, une explosion d’informations. De plus en plus de livres et de revues s’entassent sur nos bureaux. Nous sommes submergés d’excitations qui ne sont pas seulement sexuelles. Si dans cette surabondance d’excitations, qu’apportent les médias, l’individu veut demeurer lui-même, il faut qu’il sache ce qui a de l’importance et ce qui n’en a pas ; en un mot, ce qui a du sens et ce qui n’en a pas. p.78.


La société industrielle n’a d’autre but en permanence que de satisfaire, s’il se peut, tous les besoins humains, et le phénomène qui lui est corollaire, la société de consommation se fixe même pour but de créer des besoins pour ensuite pouvoir les satisfaire. Seul le plus humain de tous les besoins humains, le besoin de sens, dans ces conditions, se trouve entièrement frustré. L’industrialisation va de pair avec l’urbanisation et déracine l’homme en l’écartant des traditions et des valeurs qu’elles transmettent. Il va de soi que, dans de telles conditions, c’est avant tout la jeune génération qui souffre d’un sentiment de non-sens, comme l’attestent les résultats de recherches empiriques. Je voudrais, sous ce rapport, signaler seulement le syndrome névrotique de masse que représentent les éléments de la triade drogue, agression, dépression, dont l’origine démontrée est le sentiment de non-sens, de l’absurde. p. 91.