Trocy, Coll. « Lettres d’Italie », Editions de la revue Conférence, 2013.
Giuseppe Capograssi (1889-1956) est un avocat et philosophe du droit italien.
La séparation nette entre la moralité et le droit dont l’époque moderne s’enorgueillit a été vraiment la négation du droit, la destruction de son fondement spirituel et presque de son humanité, et elle provient de l’abolition de cette première autorité de la vérité qui a entraîné avec elle dans sa ruine la valeur de toutes les formes de l’activité pratique de l’homme. Vico, qui fait découler tout le réel de la vérité première, a profondément observé que la servitude du droit suit toujours la servitude morale. Les peuples qui deviennent moralement esclaves, qui s’asservissent aux choses, aux convoitises, au mal, perdent les bases de leur vie juridique ; la liberté du droit, le droit lui-même se trouble donc, vacille et se prive de l’idée universelle et éternelle qui fait le droit. Il devient quelque chose de changeant qui varie avec le temps et l’histoire en se réduisant à une série de bons plaisirs de la volonté individuelle qui forme la loi, à une simple volonté de la majorité, et, du côté de l’individu, à une activité purement économique protégée par la force publique. Etant donné que cette activité de l’individu aboutit à une prétention non fondée sur rien de vrai, mais seulement sur les exigences de la seule individualité sensible, et qu’elle est pour cette raison quelque chose d’antisocial et d’égoïste, l’époque moderne a assisté à une négation obstinée, répétée, presque ineffaçable du droit au nom de la réalité supérieure de la société. Il faut reconnaître que cette négation est la conséquence de l’abolition fondamentale de la première autorité et du premier droit. pp. 42-43.
Dans la vaste discorde de forces et d’âmes que forme la société économique, l’autorité doit créer l’unité, c’est-à-dire vraiment découvrir et retrouver dans les individus une force et une âme plus profonde, une force fondée sur la raison, une âme dans laquelle la multiplicité des égoïsmes empiriques n’ait plus de sens, mais où la seule chose possible soit l’unanimité de l’unité. Pour le dire en un mot, l’autorité qui trouve en l’homme l’instinct de la société – et que les juristes de l’école du droit naturel avaient si nettement entrevue, en reprenant l’intuition d’Aristote – transforme cet instinct en vouloir de la société. La société qui, immédiatement parlant, est une donnée de fait que l’individu trouve autour de lui, devient, comme communication avec les autres individus, un acte de volonté de l’individu, le contenu essentiel de son vouloir et le bien que son activité a devant soi. La société, qui était un état naturel face auquel l’individu était passif et devait être passif, devient une création spirituelle ; d’état ou de situation, elle se transforme en activité et en création, en une formation ininterrompue de la volonté objective. pp. 70-71.
Le fait que, à l’époque moderne surtout, et surtout dans la pratique politique de l’époque moderne, l’autorité a été conçue comme force et comme puissance plus que comme création éthique et volonté rationnelle et concrète, a eu pour conséquence la négation de toute valeur autonome et indépendante d’autorité à la société familiale. Une fois perdue la notion de la véritable essence de l’autorité, on a nié la valeur et la nature d’autorité au pouvoir familial précisément pour les caractéristiques et les fonctions qui sont la démonstration la plus claire de son essence. Précisément pour la formation morale et pratique tout entière, laborieuse, délicate, pour la création intime d’expérience objective que fait l’autorité familiale chez les enfants, on a refusé à la famille la valeur d’autorité en reniant ainsi ce qui est la première et la véritable essence de l’autorité. p. 142.
L’Etat moderne est vraiment le reflet du processus de la société économique. Non seulement il ne se détache pas du fait économique, mais il se plonge toujours plus dans le fait économique et tend sans cesse à devenir le fait économique lui-même. La tendance, que la pensée révolutionnaire et surtout Proudhon ont signalée, de la transformation de l’idée politique en idée économique, et du passage de la fonction politique, désormais privée de contenu, à la fonction économique, est une tendance en acte depuis que l’Etat, en renonçant à la direction morale de la société, s’est mis sur le même plan qu’elle et a proposé les buts de la société à sa propre activité. L’activité de l’Etat s’est insérée dans le grand mouvement de la réduction sociale à l’économie, non pas en le dépassant, mais en y participant. La participation s’est produite du fait non que l’Etat prenne en charge beaucoup de services purement industriels, mais qu’il collabore à l’objectif même que la société économique se proposait de satisfaire : les besoins immédiats de l’individu. Mais tandis que la société économique tendait à satisfaire ces besoins et à envahir de ses buts et de sa valeur le domaine entier de l’expérience sociale, l’Etat s’est posé comme le consécrateur et le législateur de ces besoins, comme le véritable législateur de cette éthique sensualiste et matérielle sur laquelle la société économique tente de s’établir. Ainsi l’Etat a perdu toute autonomie, parce qu’il a perdu tout principe. Quel est en effet le principe de l’Etat moderne ? L’Etat moderne a les principes de la société moderne, il a recueilli le fait de la société économique et l’a élevé au rang de principe. Et comme ce fait naît de l’immédiateté sensible qui est la multiplicité sociale elle-même, l’Etat a eu et a autant de principes qu’il a de formes et d’incarnations prises par le fait dans son immédiateté. pp. 203-204.
Quand la conscience de l’individu a été abolie en tant que témoignage et acte des lois morales, et donc de tout son contenu éthique dans son entière complexité, le principe de la responsabilité morale face à soi-même et face à Dieu, que le Christianisme avait introduit dans la vie et sur lequel se fondaient la moralité et l’ordre humain, est aboli. Tout se résout en conventions et en déclarations extérieures à l’individu : apparaît le concept légal de la liberté ; Hobbes fixe la nouvelle idée de la liberté en la définissant comme liberté des actes extérieures, et, pendant des siècles, dans l’expérience pratique des Etats, on adopte sa conception, et l’on perd celle d’une liberté différente et plus humaine. p. 243.
Tout le système chrétien est renversé par la pensée moderne, laquelle, comme on sait, est une métaphysique non plus de l’objet, mais de l’esprit. L’élément premier est l’esprit qui se produit lui-même et produit l’autre par lui-même, qui est précisément ce se produire et produire l’autre, qui, en tant qu’il est ce produire, engendre par soi-même toute la réalité et le monde. L’objet, tel qu’il était considéré par la pensée, par l’histoire, par la conscience chrétiennes, disparaît. Idée et pensée ne font qu’un, la vérité nouvelle et profonde réside même dans leur distinction et dans leur unité. Toute la réalité devient une immense révélation de l’esprit. Puisque l’esprit est l’essence même des choses, qu’il est l’idée divine des choses, qu’il est, en un mot, Dieu, toute la réalité n’est que la vie même de Dieu. Puisqu’il est en partie nature et en partie esprit, il n’est en tant que nature que l’idée même qui se développe pour parvenir à se concevoir elle-même dans l’esprit. Avec cela, c’est vraiment tout l’ancien système du savoir qui est renversé. Dieu devient l’esprit, l’esprit n’est autre que Dieu dans son actualité, l’ancienne révélation est radicalement abolie, parce que monde, nature et esprit sont les véritables révélations de Dieu, révélations en tant que réalisations. Dieu est matérialité, mondanité, humanité, et il n’y a donc plus de surnaturalité ni de surintelligibilité. p. 244.
La démocratie moderne naît de l’individu moderne. L’individu moderne a conservé de la révélation chrétienne l’élément absolu de la liberté originelle de la personnalité, et sur cette vérité secondaire, une fois oubliée la première vérité, il a fondé son auto-conscience. La vraie liberté de l’individu moderne est la suffisance, l’indépendance, il est l’individu qui s’est affranchi de toute autorité. L’esprit individuel est le juge dernier de tout, et tout revient à son bon plaisir. Cet esprit divin et individuel, tout-puissant et passionnel, ne dépend plus de rien, il est en lui-même église et Etat, loi et société, foi et science. Avec un tel individu, la seule forme possible de gouvernement est la démocratie ; le seul dogme, la souveraineté du peuple. pp. 289-290.