L’esprit du temps échappe aux catégories de la raison humaine. C’est un « penchant », une inclination sentimentale, qui, pour des motifs inconscients, agit avec une souveraine force de suggestion sur tous les esprits faibles, et les entraîne. Penser autrement que l’on ne pense en général aujourd’hui a toujours un relent d’illégitimité intempestive, de trouble-fête ; c’est même quelque chose de presque incorrect, de maladif, de blasphématoire, qui ne va pas sans comporter de graves dangers sociaux pour celui qui ainsi nage de façon absurde contre le courant. Dans le passé, ce fut un présupposé évident que tout ce qui était devait la vie à la volonté créatrice d’un Dieu spirituel ; le XIXe siècle, lui, a accouché de la vérité tout aussi évidente de l’universalité des causes matérielles. Aujourd’hui ce n’est pas la force de l’âme qui s’édifie un corps, mais au contraire la matière qui par son chimisme engendre une âme. Cette volte-face prêterait à sourire si elle n’était une des vérités cardinales de l’esprit du temps. Il est populaire et par suite décent, raisonnable, scientifique et normal de penser ainsi. L’esprit doit être conçu comme un épiphénomène de la matière. C’est à cette conception que tout concourt, même lorsque au lieu de parler « d’esprit » on dit : « psyché », et au lieu de « matière » : « le cerveau », « les hormones », « les instincts », « les pulsions ». L’esprit du temps se refuse à accorder une substantialité propre à l’âme, car ce serait à ses yeux une hérésie.


Plus je me suis, au cours des ans, attaché à ces problèmes, plus s’est affermie en moi l’impression que notre éducation moderne est d’une maladive unilatéralité. Certes, il est judicieux d’ouvrir les yeux et les oreilles de la jeunesse aux perspectives du vaste monde, mais c’est folie que de croire avoir ainsi préparé suffisamment les êtres jeunes à la vie ! Cette éducation permet à l’être jeune tout juste une adaptation extérieure aux réalités du monde, mais personne ne songe à une adaptation au Soi, aux puissances de l’âme dont l’omnipotence dépasse de très loin tout ce que le monde extérieur peut recéler de grandes puissances.


Etroite et cachée est la porte qui s’ouvre sur l’intérieur ; innombrables les préjugés, les partis pris, les opinions, les craintes qui en interdisent l’accès. Ce qu’on attend, ce sont de grands programmes politiques et économiques – précisément ce qui a toujours enlisé les peuples. C’est pourquoi parler des portes cachées du rêve et du monde intérieur rend un son si grotesque. Qu’espère donc cet idéalisme nébuleux en face d’un programme économique gigantesque, en face des problèmes – des prétendus problèmes –  de la réalité ?


L’exploration des profondeurs de l’âme met en lumière bien des choses, qu’à la surface on ose à peine imaginer. Rien d’étonnant à ce que, à l’occasion, on y découvre la plus puissante et la plus spontanée de toutes les activités spirituelles, à savoir l’activité religieuse de l’esprit. Car elle est dans l’homme moderne encore bien plus profondément enfouie que la sexualité ou l’adaptation sociale. C’est ainsi que je connais des personnes pour lesquelles la rencontre intérieure avec la puissance étrangère en elles représente une expérience à laquelle elles attribuent le nom de « Dieu  ». « Dieu » lui aussi, pris dans ce sens, est une théorie, une conception, une image que crée l’esprit humain, dans son insuffisance, pour exprimer l’expérience intime de quelque chose d’impensable et d’indicible.


Nous comprenons toujours autrui comme nous nous comprenons nous-mêmes ou du moins comme nous cherchons à nous comprendre. Ce que nous ne comprenons pas en nous-mêmes nous ne le comprenons pas chez les autres et inversement. Ainsi, pour des raisons dont on n’a que l’embarras du choix, l’image d’autrui que nous portons en nous est en général hautement subjective. Comme l’on sait, même une connaissance intime ne saurait impliquer une appréciation d’autrui à son exacte valeur.


Il ne s’agit pas d’enseigner au malade une vérité (on n’atteint ainsi que la tête, l’être pensant !) ; c’est le malade lui-même, au contraire, qui doit, en se développant, se hisser à cette vérité, ce qui atteint le coeur, émeut l’être entier et jouit d’une tout autre efficacité.


Il est toujours préférable de savoir ce qu’il en est de notre ombre, afin que le « diable » ne s’en empare point.


Nous avons en toute naïveté oublié que sous notre monde de raison est enfoui un autre monde. Je ne sais tout ce que l’humanité devra encore subir avant de se faire cet aveu !


Lorsque le Christ dit : « Aime ton prochain… », nous trouvons cette pensée très belle… car elle nous dispense de nous occuper de nous-mêmes ; mais lorsqu’il ajoute : « Aime ton prochain, comme toi-même ! », cette adjonction n’a plus notre adhésion et nous prétendons que ce serait faire profession d’égoïsme que de s’aimer soi-même. S’aimer soi-même ! Nous ferions bien de prendre un peu à coeur ce « comme toi-même ». Comment puis-je aimer autrui si je ne m’aime pas moi-même ? Comment être altruiste si on se maltraite soi-même ? Lorsque nous traitons notre personne avec la dignité qui lui revient, lorsque nous nous aimons, nous allons de découverte en découverte, nous comprenons ce que nous sommes et ce qu’il importe que nous aimions. Il est impossible d’aimer quiconque, si on se hait soi-même.