Evanouissement de la personnalité consciente, prédominance de la personnalité inconsciente, orientation par voie de suggestion et de contagion des sentiments et des idées dans un même sens, tendance à transformer immédiatement en acte les idées suggérées, tels sont les principaux caractères de l’individu en foule. Il n’est plus lui-même, mais un automate que sa volonté est devenue impuissante à guider.
Par le fait seul qu’il fait partie d’une foule, l’homme descend donc plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’était peut-être un individu cultivé, en foule c’est un instinctif, par conséquent un barbare. Il a la spontanéité, la violence, la férocité et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs. Il s’en approche encore par sa facilité à se laisser impressionner par des mots, des images, et conduire à des actes lésant ses intérêts les plus évidents. L’individu en foule est un grain de sable au milieu d’autres grains de sable que le vent soulève à son gré.
La foule n’étant impressionnée que par des sentiments excessifs, l’orateur qui veut la séduire doit abuser des affirmations violentes. Exagérer, affirmer, répéter, et ne jamais tenter de rien démontrer par un raisonnement sont les procédés d’argumentation familiers aux orateurs des réunions populaires.
Avec tous ses progrès, la philosophie n’a pu encore offrir aux peuples aucun idéal capable de les charmer. Les illusions leur étant indispensables, ils se dirigent d’instinct, comme l’insecte allant à la lumière, vers les rhéteurs qui leur en présentent. Le grand facteur de l’évolution des peuples n’a jamais été la vérité, mais l’erreur. Et si le socialisme voit croître aujourd’hui sa puissance, c’est qu’il constitue la seule illusion vivante encore. Les démonstrations scientifiques n’entravent nullement sa marche progressive. Sa principale force est d’être défendu par des esprits ignorant assez les réalités des choses pour oser promettre hardiment à l’homme le bonheur. L’illusion sociale règne actuellement sur toutes les ruines amoncelées du passé, et l’avenir lui appartient. Les foules n’ont jamais eu soif de vérités. Devant les évidences qui leur déplaisent, elles se détournent, préférant déifier l’erreur, si l’erreur les séduit. Qui sait les illusionner est aisément leur maître ; qui tente de les désillusionner est toujours leur victime.
Le régime parlementaire synthétise l’idéal de tous les peuples civilisés modernes. Il traduit cette idée psychologiquement erronée mais généralement admise, que beaucoup d’hommes réunis sont bien plus capables qu’un petit nombre, d’une décision sage et indépendante sur un sujet donné.
Nous retrouvons dans les assemblées parlementaires les caractéristiques générales des foules : simplisme des idées, irritabilité, suggestibilité, exagération des sentiments, influence prépondérante des meneurs.
Avec l’évanouissement progressif de son idéal, la race perd de plus en plus ce qui faisait sa cohésion, son unité et sa force. L’individu peut croître en personnalité et en intelligence, mais en même temps aussi l’égoïsme collectif de la race est remplacé par un développement excessif de l’égoïsme individuel accompagné de l’affaissement du caractère et de l’amoindrissement des aptitudes à l’action. Ce qui formait un peuple, une unité, un bloc, finit par devenir une agglomération d’individus sans cohésion et que maintiennent artificiellement pour quelque temps encore les traditions et les institutions. C’est alors que, divisés par leurs intérêts et leurs aspirations, ne sachant plus se gouverner, les hommes demandent à être dirigés dans leurs moindres actes, et que l’Etat exerce son influence absorbante.
Avec la perte définitive de l’idéal ancien, la race finit par perdre aussi son âme. Elle n’est plus qu’une poussière d’individus isolés et redevient ce qu’elle était à son point de départ – une foule. Elle en présente tous les caractères transitoires sans consistance et sans lendemain. La civilisation n’a plus aucune fixité et tombe à la merci de tous les hasards. La plèbe est reine et les barbares avancent. La civilisation peut sembler brillante encore parce qu’elle conserve la façade extérieure créée par un long passé, mais c’est en réalité un édifice vermoulu que rien ne soutient plus et qui s’effondrera au premier orage.
Passer de la barbarie à la civilisation en poursuivant un rêve, puis décliner et mourir dès que ce rêve a perdu sa force, tel est le cycle de la vie d’un peuple.
https://totalitarismes.wordpress.com/2018/10/10/mon-commentaire-du-livre-de-gustave-le-bon-psychologie-des-foules/
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Il est à noter que ce livre et les théories qui y sont développées ont servi de point de départ, —combinées avec celles de Wilfred Trotter sur la psychologie sociale et celles de Freud sur la psychanalyse, — à ce qu’Edward Bernays, neveu de Freud émigré aux Etats-Unis, a développé sous le nom innocent de « Public Relations » et qui n’est en fait que la naissance de la propagande à l’américaine et du consumérisme américain. Cette « science » fut d’ailleurs si efficace qu’elle permit à Wilson de « convertir » l’opinion de son pays afin de lui faire accepter l’entrée en guerre des Etats-Unis alors même qu’il s’était fait élire sur la promesse de n’y entrer pas. Autrement dit, qui possède à fond ce qui est développé dans ce livre, possède l’art de manipuler les foules.
Cet ouvrage est très intéressant et je pense que Gustave le Bon a beaucoup de très bonnes intuitions sur le fonctionnement des foules, mais je trouve qu’il a tendance à beaucoup affirmer de façon péremptoire sans vraiment prouver. Or « Sapiens nihil affirmat quod non probet ». Je ne vois pas que Gustave le Bon prouve tout ce qu’il dit et je trouve qu’il fait un usage très excessif des adverbes « toujours » « jamais » « partout ». Il en résulte une théorie assez pessimiste d’ailleurs sur le comportement des foules et l’évolution des civilisations. Je crois que bon nombre des lois générales que Gustave le Bon pense avoir dégagées du fonctionnement des foules ne sont en fait que des généralités inférées à partir de cas particuliers : les cas particuliers sont donc bien réels et ses exemples judicieusement choisis, mais c’est la généralisation qui est fausse.
Pourtant je ne jetterais pas non plus le tout à la poubelle, car je pense qu’il y a là quand même quelque chose qui mérite d’avoir été pensé et couché sur le papier. Je crois, mais c’est peut-être mon côté optimiste, que Gustave le Bon n’a vu qu’un versant possible du fonctionnement des foules, le versant négatif. Je crois qu’il y aussi le versant positif. Je pense en outre qu’il manque à cette théorie de Le Bon, une théorie anthropologique plus globale et plus générale permettant d’expliquer à la fois les comportements déviants des foules et les comportements vertueux. A mon avis une telle théorie pourrait s’échafauder en rapprochant les thèses de Gustave le Bon de celles de René Girard sur le désir mimétique : il y aurait là je pense, matière à prendre de la hauteur en englobant le point de vue de Le Bon dans une perspective plus vaste et plus générale.
Car en fait je pense que ce que Gustave le Bon décrit est bien sûr un travers bien réel et bien possible et c’est pourquoi son œuvre n’est pas sans valeur, mais c’est, d’une certaine manière, je me répète, le mal. Or à côté du mal, il y a aussi le bien.
Une façon de prendre en compte les théories de Gustave le bon, qui est une façon perverse, c’est de prendre son parti du fait que les foules agissent tel que Gustave le Bon le décrit et d’en inférer des règles et une science, que Gustave le Bon esquisse, pour manipuler les foules. C’est ce qu’a fait, si je le comprends bien, ce Monsieur Edward Bernays. Une autre façon, qui est la bonne à mon sens, ce serait, — tout en restant réaliste et en gagnant en lucidité à la lumière de ce que décrit Gustave le Bon, — de tâcher envers et contre tout, de faire progresser la raison et l’usage de la raison dans les délibérations et les fonctionnements des foules. Ceci est l’attitude authentique, à mon avis, du véritable philosophe. C’est ce qu’a tenté Socrate, cela peut conduire au martyre, il faut en être conscient.
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