C’est très petit, ce que je fais. J’essaye de recueillir des choses très pauvres, apparemment inutiles, et de les porter dans le langage. Parce que je crois qu’on souffre d’un langage qui est de plus en plus réduit, de plus en plus fonctionnel. Nous avons rendu le monde étranger à nous-mêmes, et peut-être que ce qu’on appelle la poésie, c’est juste de réhabiter ce monde et l’apprivoiser à nouveau.


Au fond, habiter poétiquement le monde s’oppose à habiter techniquement. On peut le formuler de cette manière, aussi abrupte.


Je crois qu’habiter poétiquement le monde, c’est l’habiter aussi et d’abord en contemplatif.

Contempler est une manière de prendre soin. C’est casser tout ce qui en nous ressemble à une avidité, mais aussi à une attente ou un projet. Regarder et s’émouvoir de l’absence de différence entre ce qui est en face et nous. J’ai là sous les yeux, dans cette forêt, quelque chose qui est beaucoup plus riche que tout ce qu’un musée ne pourra jamais s’offrir. Dans l’ordre, un peu de mousse, un peu plus loin des ronces, une fougère que le soleil traverse comme un vitrail. Cette fougère est sainte par sa mortalité, par sa fragilité, par le fait qu’elle va connaître le dépérissement. Que faire de mieux que de saluer ceux qui sont dans le passage avec nous ? Ce serait beau de bâtir toute une conversation autour de cette fougère… Le monde est rempli de visions qui attendent des yeux. Les présences sont là, mais ce qui manque ce sont nos yeux. Qui la voit cette petite fougère prise dans une branche épineuse ? Le vent la connaît, le vent lui parle.


Il est possible que, par l’attention aux choses menues, très simples, très pauvres, je trouve peut-être ma place dans ce monde. Il y a quelque chose de la suave tyrannie des techniques qui commence à être défaite dans un instant de contemplation pure qui ne demande rien, qui ne cherche rien, même pas une page d’écriture. La plupart du temps, je regarde, je ne note pas, je n’écris pas. La contemplation est ce qui menace le plus, et de manière très drôle, la technique hyper-puissante. Et pour une raison très simple, c’est que les techniques nous facilitent la vie apparemment. Mais c’est un dogme d’aujourd’hui qu’on ait la vie facilitée. Qui a dit que la vie devait être facile et pratique ? Est-ce qu’aimer c’est pratique ? Est-ce que souffrir, est-ce qu’espérer c’est pratique ? La technique nous éloigne de ces choses-là, et fait grandir une lèpre d’irréel qui envahit silencieusement le monde.

La contemplation, ce qu’on appelle la poésie, c’est le contraire précisément. C’est le contraire même de ce qu’on entend trop souvent par poésie. Ce n’est pas une décoration, ce n’est pas une joliesse, ce n’est pas quelque chose d’esthétique, c’est comme mettre sa main sur la pointe la plus fine du réel. Et en le nommant, de le faire advenir. Le réel est du côté de la poésie et la poésie est du côté du réel. Les contemplatifs, quels qu’ils soient, peuvent être des poètes connus comme tels, mais ça peut être aussi un plâtrier en train de siffler comme un merle dans une pièce vide, ou une jeune femme qui pense à autre chose tout en repassant du linge. Les instants de contemplation sont des instants de grand répit pour le monde, car c’est dans ces instants-là que le réel n’a plus peur d’arriver à nous. Il n’y a plus rien de bruyant dans nos coeurs ou dans nos têtes. Les choses, les animaux, les fantômes qui sont très réels, tout ce qui est de l’ordre du vivant se rapproche de nous et vient trouver son nom, vient mendier son nom. Habiter poétiquement, ce serait peut-être d’abord regarder en paix, sans intention de prendre, sans chercher même une consolation, sans rien chercher.


Prendre conscience de l’extrême fragilité de cette vie, dont le tissu est très riche, et qu’un rien peut déchirer. Chacun de nos gestes, chacune de nos journées peut, sans chercher l’extraordinaire, le spectaculaire, empêcher le monde de rouler aux abîmes. Simone Weil dit que le but de la vie est de construire une architecture dans l’âme. Je serais assez d’accord avec cela. Il y a des gens qui amènent la destruction et d’autres qui veulent rétablir, soigner, restaurer.


Il n’y a que les poètes qui prennent le monde au sérieux, ceux qui ont réputation d’être distraits, étourdis, de ne pas mesurer les choses, de ne pas en connaître la pesanteur. Ce sont eux, eux seuls, qui connaissent la pesanteur, le drame des choses et aussi ce qu’elles contiennent de lumière. Ce sont les seuls voyants et les seuls respirants dans ce monde. Je parle d’une petit tribu dispersée et qui n’est pas faite que de gens qui écrivent ou qui peignent, esthètes ou artistes. Il s’agit juste d’une manière humaine d’habiter le monde. Parce que dire habiter poétiquement le monde ou habiter humainement le monde, au fond, c’est la même chose.


Je pense qu’on a fait du mal à la vie, c’est comme si on avait boxé Dieu. Il peut encaisser beaucoup de coups, mais il y a un moment où il risque de descendre du ring. Il y a quelque chose de la vie qui ne disparaît pas, mais qui s’éloigne. Simplement qui s’éloigne pour un temps, comme un enfant qui a eu trop de mauvais traitements va éviter de se trouver en présence des parents maltraitants. La nature, la vérité, la beauté, la douceur, la lenteur qui ont été mises à mal ont juste reculé et deviennent un peu plus difficiles à saisir, à vivre.


Il me semble que la poésie est comme une explication, mais qui n’explique rien. Elle est comme une science, elle est la seule science qui ne maltraite pas son objet. Peut-être parce qu’elle ne le traite pas en objet, justement. La poésie entre dans le monde comme dans une maison amie, elle révèle l’objet, elle l’amène à se révéler, elle ne le force pas.