Dans mon pays, ceux qui ont travaillé avec moi et m’ont donné leur amitié – sans parler de ceux qui m’ont aimé – seront à jamais entachés de suspicion. S’ils veulent survivre, il leur faudra tuer jusqu’à mon souvenir. Pour sauver leur propre peau, ils seront obligés de me renier, comme j’ai dû moi-même, en mon temps, feindre de le faire pour d’autres malheureux qui avaient encouru la vengeance de l’Etat Soviétique.


– Mais papa, demandai-je, qu’est-ce que tu es, toi ? Menchevik, Bolchevik ou Révolutionnaire Social ?

– Je ne suis rien de tout cela, Vitia. Souviens-toi bien de ce que je vais te dire : un slogan quelconque, si séduisant soit-il, ne permet jamais de prévoir ce que sera la véritable politique d’un parti après son accession au pouvoir.


Au cours de l’été 1921, la famine régnait partout – et elle avait amené à sa suite son frère, le typhus épidémique. Ces deux fléaux devaient faire des millions de victimes avant d’en avoir fini avec nous. Parvenus au terme de longues années de guerre et de luttes intestines, nous trouvions devant nous la Faim, sous son aspect le plus brutal et le plus cruel. La disette avait élu pour foyer les régions environnant la Volga, mais ses griffes décharnées s’allongeaient jusqu’à nous, de l’autre côté du Dniepr. Dans l’ensemble, les territoires où la famine régnait le plus intensément, coïncidaient à peu près avec ceux où la guerre civile avait exercé ses plus terribles ravages : on eût dit que la terre elle-même se révoltait finalement contre le régime de sang qu’elle avait trop longtemps subi.


– Evidemment, Vitia, je le veux bien, et je comprends ce qui se passe en toi. A la vérité, je me reconnais en mon fils. Tu te comportes aujourd’hui comme je l’ai fait moi-même autrefois. Je n’ai écouté que ma conscience et je n’ai épargné personne : ni moi-même, ni ma femme, ni mes enfants. N’importe quelle conviction vaut mieux que l’absence de conviction et tu te souviens des paroles de Luc, dans Bas-Fonds, de Gorki : « Si tu crois, il y a un Dieu ; si tu ne crois pas, Dieu n’existe pas. » Tu as trouvé une foi ; du fond de mon coeur, je te souhaite la chance et la réussite. Mais il faut avoir toujours soin de rester près du peuple, Vitia. Ne juge pas de l’utilité de ton rôle en fonction des emplois que tu rempliras, mais en fonction des conditions d’existence de ces gens du peuple : demande-toi toujours si, grâce à toi, ils vivent mieux, plus heureux et plus libres. Si tu te trouves un jour en contact véritable avec les masses, viens-leur en aide et je t’en serai à jamais reconnaissant. Ne vis pas de slogans ; juge les politiciens sur leurs actes et non sur leurs belles phrases. Les hommes du Kremlin sont passés maîtres en fait de théories, nous allons voir maintenant ce qu’ils valent en pratique.


Cette nuit-là, dans mon lit, je songeai longtemps à la nouvelle catégorie de privilégiés qu’abritait le village : ces fonctionnaires du Parti et du Soviet local qui touchaient du lait et du beurre, ainsi que des provisions diverses fournies par la Coopérative, alors que tout le reste de la population mourait de faim. Ils obéissaient aveuglément, comme des esclaves, aux ordres qui leur venaient du pouvoir central et ne se préoccupaient en aucune façon des souffrances du menu peuple. La corruption de l’esprit, chez ces privilégiés, avait atteint un degré incroyable ; ces gens qui, quelques années plus tôt, n’étaient eux-mêmes que de pauvres paysans, avaient déjà perdu tout souvenir de leur condition d’origine. Ils formaient maintenant une caste à part, une clique nettement scindée du reste de la population où chacun s’épaulait l’un l’autre ; pratiquement, ils formaient une véritable bande de complices, ligués contre la communauté.


A chaque étage de l’Institut Métallurgique, on avait accroché des boîtes spéciales pour recueillir les « déclarations » signées ou anonymes concernant les Communistes, et la Section Spéciale, derrière sa porte d’acier, travaillait nuit et jour à trier, à classer , à comparer le fatras de délations qui lui parvenaient ainsi. La purge offrait une merveilleuse occasion de se débarrasser des gens à qui l’on en voulait – une occasion dont tous les envieux, tous les aigris et tous les sycophantes du régime allaient certainement s’empresser de profiter.


On ne saurait trop insister sur ce dernier point si l’on veut permettre à l’opinion mondiale de bien comprendre ce qui se passait alors chez nous. Affaiblis par vingt années de guerre, de révolutions, de privations et de persécutions systématiques, abrutis de slogans politiques, égarés par les mensonges qu’on leur prodiguait sans arrêt, et complètement privés de tout contact avec les autres nations, les Russes ne pouvaient rien faire d’autre que souffrir et se taire.


Théoriquement, me disais-je, nous étions, nous autres Communistes, les chefs du pays, les « meilleurs des meilleurs » parmi les constructeurs de l’ordre nouveau – mais, en fait, nous n’étions que des pions, utilisés par un régime policier au mieux des intérêts de son jeu.


Ce qu’avait fait Stakhanov, tout mineur pouvait le faire ! Ce que les mineurs pouvaient faire, tous les autres ouvriers pouvaient le faire aussi ! – Tels étaient, grossièrement résumés, les principaux points qui formaient le dogme de la religion nouvelle. Les incrédules étaient voués au diable et on se chargerait de les présenter à lui sans plus attendre ! Quant aux techniciens qui oseraient formuler des objections pratiques à l’encontre de cette merveille du labeur humain, ce ne pouvaient être que des défaitistes et des ennemis du Stakhanovisme ! L’ouvrier qui s’avérait incapable d’égaler le rendement fourni par le prestigieux mineur du Donetz n’était qu’un fainéant !


Autrefois, reprit mon père, nous étions au moins libres de penser ce que nous voulions. L’absolutisme d’alors, pour dur qu’il fût, semble extrêmement libéral dès qu’on le compare à la « liberté » dont nous jouissons aujourd’hui. La police du Tsar, je le sais bien, n’hésitait pas à maltraiter les grévistes – voire à les exécuter – et il lui arriva plus d’une fois de fusiller ou de déporter des révolutionnaires, mais on ne travaillait pas alors à l’échelle actuelle. Nous comptions nos prisonniers politiques par milliers, et non par millions comme on le fait maintenant. En outre, chaque injustice qui se commettait alors déclenchait aussitôt des protestations, des manifestations, des meetings monstres. Aujourd’hui, on n’entend pas plus de bruit, chez nous, que dans un cimetière… Prenons, si tu veux, ce qu’on appelle nos trade-unions. Que sont-elles, au fond, sinon de nouveaux instruments inventés par le Gouvernement pour nous imposer ses décisions et tirer de nous davantage de travail ? Il fut un temps où les organisations ouvrières servaient à faire entendre les revendications des ouvriers : c’étaient de véritables écoles politiques où l’on apprenait à exiger l’application de ses droits, en même temps que les moyens de l’obtenir. Mais qui donc à l’heure actuelle, oserait protester contre quoi que ce soit ? La Presse, qui se prétend le porte-parole de l’opinion publique, appartient maintenant au Parti et à l’Etat et se borne à refléter leur opinion… Autre chose encore, mon fils : tu sais que je n’ai jamais été croyant, mais tu sais aussi que j’ai toujours reconnu à mes semblables le droit d’adorer Dieu s’ils le jugent bon. Or, qu’est devenu ce droit ? Veux-tu me dire quelles chances tu aurais de conserver ton emploi si tu avais l’imprudence d’aller à l’église ? – Aucune, absolument aucune. Même aux plus sombres jours de la tyrannie des Romanoff, chacun était libre de quitter la Russie. Maintenant, par contre, nous sommes prisonniers chez nous et l’on abat comme des chiens ceux qui tentent de franchir la frontière ; on va même jusqu’à se venger sur leurs familles. Quitter le pays ? – Ah bien oui ! Tu attaches tes ouvriers à tes machines et tes paysans à leur glèbe, comme autant de serfs.


Ce que veulent Staline et sa bande, c’est un Parti qui ne pense pas, un Comité Central qui leur obéisse aveuglément et un Politburo qui leur donne toujours raison sur tous les points. Ils ne tarderont pas à avoir tout cela, car ils ont adopté le système de Pierre le Grand pour résoudre les problèmes : couper toutes les têtes qui les gênent.


A la bibliothèque spéciale mise à notre disposition, je vois parfois quelques journaux anglais, ou français – peu nombreux et soigneusement triés, bien entendu. Croirais-tu, Vitia, que ces journaux ont le culot de parler de la « démocratie » et de la « magnifique vie nouvelle » dont nous jouissons en Russie ? Non, non, je ne plaisante pas. J’ai vu un jour un livre américain consacré à notre pays et j’en ai lu quelques pages : je n’en croyais pas mes yeux. Son idiot d’auteur avait voyagé en Russie, mais il n’avait rien vu et rien compris ; il parlait de notre malheureuse patrie déchirée comme d’une espèce de Paradis sur la terre ! Tas d’andouilles ! Tas de charlatans !


L’apparition de la nouvelle Histoire du Parti marqua la fin de notre interminable guerre intestine. Cette nouvelle Histoire était un document vraiment extraordinaire où l’on revisait, sans l’ombre d’explication, un demi-siècle d’histoire russe. Je ne veux pas dire seulement par là que l’on y falsifiait les événements ou qu’on y donnait des faits une interprétation nouvelle ; j’entends qu’on y faisait délibérément table rase de l’Histoire proprement dite : certains événements étaient purement et simplement supprimés, tandis que d’autres étaient inventés de toutes pièces. Le passé récent de notre pays – un passé bien vivant encore dans des millions de mémoires – avait été audacieusement truqué pour coïncider parfaitement avec les « révélations » que nous avaient apportées les procès « d’aveux spontanés » et la propagande s’y rattachant.


Mais de tous les mensonges répandus par la propagande communiste, le plus honteux, parce que le plus faux, est celui qui voudrait faire croire que Staline mit à profit les vingt-deux mois que lui valut son pacte avec les Nazis pour se préparer à leur faire la guerre. Ce mensonge constitue une injure pour des millions de Russes qui souffrirent et moururent précisément parce que ce laps de temps avait été gaspillé. Quand les hostilités éclatèrent, nous avions renoncé à notre organisation défensive et nous n’avions même pas fait de plans raisonnables qui nous permissent de sauver les habitants et les installations militairement utilisables qui se trouvaient sur la route même de l’agresseur.


Pendant la durée du pacte et conformément à ses clauses, Staline avait aidé Hitler à conquérir l’Europe en lui fournissant des métaux, de l’huile, des céréales, du beurre et tous les approvisionnements imaginables. Après que le Führer eut envahi notre pays, Staline l’aida encore en laissant à sa disposition d’immenses richesses militairement utilisables ainsi que des moyens de production considérables et – chose plus atroce et plus honteuse que tout le reste – des dizaines de millions de nos compatriotes.

Malgré notre victoire finale, l’Histoire retiendra à la charge du régime stalinien qu’il fut incapable de préparer le pays à l’épreuve qui l’attendait. Ce régime porte la responsabilité de millions de vies humaines sacrifiées sans nécessité et de souffrances inimaginables. Pourquoi la population de Stalingrad ne fut-elle pas évacuée ? Cette « négligence » de Staline est passée sous silence par ses admirateurs. Pourtant, à la date du 1er mai 1943, 1 300 000 habitants de cette ville avaient succombé à la faim et au froid et ceux qui survécurent porteront jusqu’à la fin de leurs jours les stigmates des souffrances effroyables qu’ils endurèrent au cours d’un siège qui dura trois hivers consécutifs.


En 1943, le nombre des enfants soumis au travail obligatoire fut porté à deux millions par an. Les scènes de séparation déchirantes où on voyait les petits malheureux pleurer et se débattre pour ne pas partir, tandis que leurs parents sanglotaient et se lamentaient, devinrent de plus en plus fréquentes dans notre pays torturé. Les jeunes recrues portaient l’uniforme et couchaient dans des baraquements ; soumises à une stricte discipline militaire, elles partageaient leur temps entre le travail, l’étude et l’éducation physique ; tout ce programme était calculé pour faire des enfants des serviteurs dociles – voire fanatiques – du Super-Etat soviétique. Leur « éducation » politique tenait naturellement la première place dans les préoccupations du Gouvernement.