Quand on parle de conscience de l’acte, il ne s’agit pas seulement du simple effet de la conscience, mais d’une connaissance de soi intentionnelle. J’ai conscience de l’acte, cela signifie proprement que, par l’acte de la connaissance de soi, j’objective mon acte en relation à ma personne. J’objective le fait qu’il est une véritable action de ma personne, et non quelque chose qui seulement se passe en elle, que cette action est consciente (ce qui, indirectement revient à la notion de voluntarium), qu’en tant qu’accomplie de façon propre à la volonté (ce qui, directement revient au voluntarium) elle possède une certaine valeur morale, positive ou négative, elle est bonne ou mauvaise.
C’est une chose d’être sujet, une autre chose d’être connu (objectivé) comme sujet (ce qui se produit également encore dans le reflet de la conscience), et une autre chose enfin de s’éprouver soi-même comme sujet de ses actes et de ses expériences vécues (cette dernière chose nous la devons à la conscience, à sa fonction réflexive).
La conscience nous apparaît ici comme dimension propre de cet être individuel réel qu’est l’homme concret. Cet être, la conscience ne le voile ni ne l’absorbe en elle-même. Il en serait ainsi d’après les principes de la pensée idéaliste qui pose : esse = percipi (autrement dit, qu’être c’est être donné à la conscience), et qui, en même temps, n’admet aucun mode d’être en dehors de la conscience. Pour nous, les choses se présentent tout autrement : la conscience, unie à l’existence et à l’action d’une personne humaine concrète, non seulement n’absorbe pas en elle-même et ne voile pas cet être, cette réalité dynamique, mais, tout au contraire, le dévoile « vers l’intérieur », et, par là même, le découvre dans sa différence propre et dans sa concrétude parfaitement non réitérable. C’est en un tel dévoilement que consiste la fonction réflexive de la conscience.
L’émotionnalisation de la conscience commence à partir du moment où, dans la réflexion spéculaire disparaît la signification de faits émotionnels particuliers et des objets saisis par eux, quand les impressions dépassent, pour ainsi dire, leur compréhension actuelle de la part de l’homme. C’est là, à proprement parler, une défaillance de la connaissance de soi. La conscience, en effet, ne cesse de refléter ces faits émotionnels tels qu’ils « adviennent » dans l’homme, elle perd sa position hiérarchique, son rapport objectif à eux. On sait que l’objectivation est dans ce cas la fonction propre de la connaissance de soi. La défaillance du rapport objectif de la conscience aux impressions et affections qui « adviennent » en l’homme et aux objets saisis par eux, provient de ce que la connaissance de soi cesse en quelque sorte d’objectiver. Elle ne fixe plus les significations et ne tient plus l’émotion dans sa dépendance intellectuelle.
L’émotionnalisation de la réflexion spéculaire conscientielle s’accompagne d’une émotionnalisation de l’expérience vécue. Comme on l’a dit, la conscience ne cesse de refléter ; même au plus fort de l’émotion et des sentiments, nous découvrons encore cette réflexion spéculaire conscientielle, mais elle n’a plus sa signification propre pour former l’expérience vécue dans la sphère émotionnelle de toute la vie intérieure. La fonction réflexive de la conscience, celle qui forme l’expérience vécue, perd alors son influence décisive. Il est remarquable que, par suite d’une plus grande intensité des sentiments et des passions, l’homme cesse proprement d’en faire l’expérience vécue pour ne plus « vivre » que par eux, ou plutôt pour les laisser vivre en lui et par lui d’une manière primitive et comme impersonnelle. Est personnelle, en effet, l’expérience vécue où se manifeste en même temps l’expérience vécue de la subjectivité du « Je » propre. Or, les faits émotifs que sont les passions, bien qu’ils possèdent leur propre subjectivité originaire, ne servent pas par eux-mêmes cette expérience de la subjectivité où le « Je » personnel se révèle comme la source de ce qui est vécu, comme le centre dominant les émotions.
Tant que la conscience est comprise comme un aspect, elle ne fait que permettre une meilleure compréhension de la subjectivité de l’homme, et particulièrement dans sa relation intérieure à ses propres actes. Mais, dès que la conscience cesse d’être comprise comme un aspect, elle cesse d’expliquer la subjectivité de l’homme et de ses actes, et elle devient elle-même le succédané du sujet. Le subjectivisme comprend la conscience comme le sujet total et exclusif – sujet des expériences vécues et des valeurs s’il s’agit du domaine de l’expérience morale. Mais, malheureusement, ces expériences vécues comme ces valeurs cessent dans cette hypothèse, suivant cette attitude de pensée, d’être quelque chose de réel. Elles ne sont plus que des contenus de conscience : esse = percipi. A la fin, la conscience elle-même doit cesser d’être quelque chose de réel, elle n’est plus que le sujet pensé de ses propres contenus. Le chemin du subjectivisme s’achève dans l’idéalisme.
Bien que l’autodétermination soit propre et naturelle à la personne, il se produit en l’homme une certaine tension entre la volonté comme pouvoir d’autodétermination, de décision consciente, et la potentialité du corps, l’émotivité et l’impulsivité. Et, à la lumière de l’expérience, il faut affirmer que le propre de l’homme n’est pas la pure et simple autodétermination, mais bien cette tension. Et c’est d’elle seule que découle toute la complexité spécifique du dynamisme de la personne humaine.
La possibilité d’être bon ou mauvais, c’est-à-dire l’accomplissement de soi par le bien et le non-accomplissement par le mal moral, atteste la contingence particulière de la personne. Le fait qu’elle puisse être bonne ou mauvaise résulte de la liberté, révèle et confirme la liberté. Il révèle également que cette liberté peut être bien ou mal utilisée. L’homme n’est pas inconditionnellement enraciné dans le bien, ni sûr non plus de sa liberté. En cela justement consistent l’aspect éthique de la contingence de la personne ainsi que la signification de la conscience.
La transcendance de la personne dans l’acte, ce n’est pas seulement l’auto-dépendance, la dépendance par rapport au « Je » propre. Elle comprend également le moment de la dépendance par rapport à la vérité – et c’est ce moment qui, en définitive, constitue la liberté. Car celle-ci ne se réalise pas par le fait de se subordonner la vérité, mais par le fait de se subordonner à la vérité. La dépendance par rapport à la vérité détermine les limites de l’autonomie propre à la personne humaine.
La liberté revient à la personne humaine, non comme une indépendance pure et simple, mais comme une auto-dépendance qui implique la dépendance par rapport à la vérité. C’est elle qui décide avant tout du dynamisme spirituel de la personne. C’est elle également qui indique la dynamique de l’accomplissement de la personne, comme aussi son non-accomplissement, au sens éthique. Le critère de partage et d’opposition se ramène à la vérité : la personne comme « quelqu’un » doué de dynamisme spirituel s’accomplit par le bien véritable, et au contraire ne s’accomplit pas par un bien non véritable. La ligne de partage, de séparation et d’opposition entre le bien et le mal comme valeur et contre-valeur morales, se ramène à la vérité.
Par l’accomplissement de l’acte, l’homme s’accomplit lui-même, car il devient, en tant qu’homme – en tant que personne –, bon ou mauvais. Cet accomplissement s’effectue sur la base de l’autodétermination, c’est-à-dire de la liberté. La liberté implique la dépendance par rapport à la vérité, ce qui se manifeste on ne peut plus expressément dans la conscience. La fonction de la conscience est de souligner le véritable bien dans l’acte et de former un sens de l’obligation correspondant à ce bien. L’obligation est la forme expérimentale de la dépendance à l’égard de la vérité à laquelle est soumise la liberté de la personne.
La conscience morale n’est pas législatrice, elle ne crée pas d’elle-même les normes, elle les trouve plutôt déjà données dans l’ordre objectif de la morale ou du droit. La conception suivant laquelle la conscience morale individuelle de l’homme aurait à décider elle-même de cet ordre perd de vue les vraies proportions existant entre la personne et la société ou la communauté – et, dans un autre ordre, entre la personne créée et le Créateur. Une telle conception constitue la racine de l’individualisme et une menace ontique et éthique pour l’équilibre de la personne, ce qui s’exprime aussi par le rejet de la « loi naturelle » au niveau éthique. Mais il faut en même temps admettre, du point de vue de l’expérience intégrale de l’homme comme personne, que la fonction de la conscience morale ne se laisse pas réduire à un simple mécanisme de déduction ou d’application de normes dont la véridicité se trouverait dans des formules abstraites, voire codifiées quand il s’agit de l’ordre juridique établi.
La volonté n’est pas tant l’aptitude à tendre vers un objet en raison d’une quelconque valeur qui serait sienne que l’aptitude à une réponse autonome à cette valeur. Cette faculté de répondre aux valeurs intègre de façon particulière l’agir de l’homme, lui conférant la marque d’une transcendance personnelle. Dans cette mouvance s’inscrit la responsabilité liée à l’acte de la façon la plus étroite justement parce qu’il contient en lui cette réponse aux valeurs qui est significative pour la volonté. Ainsi se trouve esquissé le rapport réponse-responsabilité. C’est parce qu’il possède l’aptitude, par la volonté, de répondre aux valeurs que l’homme est responsable de ses actes, et qu’il fait l’expérience de la responsabilité.
Cette aptitude présuppose une véridicité – une relation à la vérité en laquelle s’enracine l’obligation, en tant que puissance normative de la vérité. Et l’obligation constitue cette forme venue à maturité d’une réponse aux valeurs qui se trouve liée à la responsabilité de la façon la plus étroite. La responsabilité inclut en elle quelque chose du rapport d’obligation aux valeurs. Se dessine alors le rapport « je dois – je réponds » : obligation-responsabilité. En raison de l’obligation, la réponse aux valeurs propre à la volonté prend dans la personne et son agir la forme d’une responsabilité des valeurs. Grâce à l’intentionnalité propre à la volonté, les actes humains, comme on sait, se tournent vers divers objets pour la raison qu’ils représentent tel ou tel bien, autrement dit, en raison des valeurs. Il importe que cette orientation soit véridique, qu’elle réponde à la valeur véritable de son objet.
Si, en tant que personne, l’homme est celui qui se possède lui-même et s’autogouverne, c’est aussi pour la raison que, d’une part, il répond seul de lui-même, et d’autre part que, d’une certaine manière, il répond face à lui-même. Une telle structure de la personne, ainsi qu’il a déjà été indiqué, est l’indice de la complexité spécifique de l’homme-personne. Il est en effet simultanément celui qui possède et celui qui se possède lui-même, celui qui gouverne et celui que gouverne ce gouvernant. Il est également celui qui répond et celui pour qui et face à qui répond celui qui répond.
Ainsi donc, la structure de responsabilité est la structure caractéristique de la personne, une structure qui est propre à elle seule. Une responsabilité amoindrie est synonyme d’un certain amoindrissement de la personnalité (au sens où cela atteint son être-personne). La structure de responsabilité est très étroitement liée à l’agir de l’homme, à l’acte de la personne ; elle n’est pas liée par contre à ce qui ne fait qu’advenir dans l’homme, à moins que ce qui advient ne dépende, comme une conséquence, de son agir ou de son non-agir. C’est de l’intérieur d’abord qu’est propre à la personne la structure de responsabilité, et elle ne devient responsabilité « face à quelqu’un » qu’en raison de la participation – coexistence et coopération avec d’autres.
L’individualisme et le totalitarisme ont la même racine. Leur racine commune est la conception de l’homme comme individu plus ou moins privé de la propriété de participation. Cette manière de penser se reflète dans la conception de la vie sociale, dans l’axiologie de la société ainsi que dans l’éthique sociale, ou plutôt dans les différentes axiologies de la société et les différentes éthiques sociales, dont la racine est la même. Sur la base d’une telle pensée de l’homme propre à ces deux orientations, nous ne trouvons sans doute pas de fondement pour une communauté humaine authentique. Dans le concept de « communauté », nous découvrons la réalité de la participation comme étant cette propriété de la personne grâce à laquelle elle peut exister et agir « en commun avec d’autres », en s’accomplissant par là même. La participation, entendue comme la propriété de la personne, détermine en même temps un « constitutif » spécifique : le trait essentiel de la communauté. Grâce à cette propriété, la personne et la communauté adhèrent l’une à l’autre et ne sont pas mutuellement étrangères ni contraires, ainsi qu’il en va dans le mode individualiste ou anti-individualiste de penser l’homme.