Une fois n’est pas coutume, j’introduis ces extraits d’un mot personnel, ces derniers étant issus du numéro 41 de la très belle revue Conférence. J’ai découvert cette revue et la maison d’édition éponyme il y a quelques années, grâce à un ami m’ayant fait rencontrer son fondateur. Les livres édités avaient eu ma préférence et voilà qu’enfin je prends le temps de lire un numéro de la revue. Je ne peux qu’inviter l’amoureux du beau et des belles lettres à entrer à son tour dans cette bibliothèque où chaque livre nous invite à demeurer. J’ai ainsi ajouté l’étiquette « Conférence » aux différents ouvrages concernés.
Bruno Arcadias – Journal irrégulier.
15 avril 2009
Quand ça va mal,
Je prie.
Trop d’angoisses, trop de pensées graves
Ou tordues ou mal placées.
Je prie.
Je prie beaucoup.
Et je prie souvent. C’est apaisant,
(On cherche tous la paix, hein ? guerriers que nous sommes…)
Je prie aussi quand ça va bien.
Mais ça, c’est pour garder la main.
29 avril 2009
Ceux qui ne veulent plus souffrir
Se préparent
A des lendemains difficiles.
25 août 2009
Pour se maintenir en forme,
Certains font des abdominaux,
D’autres font des haltères,
Moi je porte ma femme aux nues.
14 décembre 2010
C’est sûr qu’une femme qui dit non tout le temps,
Quand elle dit oui,
Ca fait comme un soleil après la pluie.
J’aurais dû lui dire ça :
T’es comme un soleil après la pluie.
Elle aurait pris ça pour un compliment.
Un compliment ?
Quelle drôle d’idée !
Alors que ça voulait dire :
Tu fais chier tout le temps,
Alors ça fait des vacances
Quand t’arrêtes cinq minutes !
Mais si je lui avais dit ça,
Les vacances auraient été encore plus courtes.
C’est un peu lâche.
Mais on n’a que le bon temps qu’on grapille.
Sauro Albisani – La vallée des visions.
Plus jamais.
Pauvre femme tu me regardes
parfois les yeux perdus
parce que tu penses peut-être
tu ne devrais pas rester avec un type comme ça.
Il faisait encore froid au Mont Senario
et je crois qu’il n’y avait pas encore de fleurs.
Il y a dix-huit ans.
Je t’ai dit je veux un enfant.
Tu as souri. A cet instant tu savais
que tu t’ouvrais à toute la souffrance possible ;
que le père de cet enfant vraisemblablement
deviendrait toujours plus insupportable ;
et qu’au pied du Mont
dans le cimetière des Servites de Marie
dormait déjà le père Vannucci
et qu’on ne pouvait pas lui demander conseil ;
que ce serait terriblement difficile
de se faire protéger par quelqu’un
que tu devrais protéger ;
que bientôt allaient naître tant de fleurs
sur cette couche d’herbe ;
que nous ne nous quitterions plus jamais.
Un nom parmi tant d’autres.
Dans le cimetière de Ronta
il y a une plaque
avec une inscription
que ma mère me demanda de rédiger
quand dans la niche
ma grand-mère fut inhumée.
Je ne sais pas si j’avais dix-huit ans.
Quand nous n’y serons plus
cette plaque partira en morceaux
et les ossements à l’ossuaire
et celles-ci et ceux-là en terre,
dans le sommeil unanime, dans la paix véritable.
Bénie soit la vie
en sa vulnérabilité.
Je voulais dire ceci :
la terre est pleine de mots
illisibles, imprononçables, mais qu’importe.
Béni soit Dieu,
si lui aussi est vulnérable.
Olivier Rey – Méditations yonvillaises.
Pour Flaubert, ce dont son siècle s’enchante sous le nom de lumières et de progrès ne signifie pas un recul de la bêtise, mais son approfondissement et son extension tous azimuts. Le roman s’ouvre avec Charles Bovary, et se clôt avec Homais. De l’un à l’autre, la bêtise change de forme. On passe d’une bêtise traditionnelle, modeste, relativement inoffensive, à une bêtise moderne, agressive, triomphante.
Carlotta Santini – Eduquer la différence. Nietzsche et la tâche du philologue.
Dans les conférences Sur nos établissements de formation, Nietzsche défend l’étude des classiques dans les Lycées contre la mode des cours d’études scientifiques et techniques, qui enseignaient des notions concrètes et pratiques. L’opposition entre culture formelle et culture matérielle, entre culture de la forme et culture du contenu, et finalement entre éducation classique et éducation scientifique, Lycée classique et Polytechnique, ne se pose même pas pour Nietzsche. L’éducation scientifique n’existe tout simplement pas comme alternative possible, elle n’est qu’un malentendu. En 1875, cette conception est réaffirmée avec force :
Mais quelle opposition ! Formel et matériel ! Ici le matériel, ce sont les connaissances, les faits. Et le formel, la manière de penser, de parler, d’écrire, c’est-à-dire la manière de se procurer les connaissances et de les étendre. (NL 1875, KSA, 8, 5[34].)
Seule une éducation formelle est « éducation » au sens strict. Toute autre forme d’éducation ne produit aucune formation, aucune culture, mais aura au contraire pour résultat la production d’un savoir technique dépourvu de toute unité organisatrice. La culture moderne se trompe si elle prétend combattre la culture classique au prétexte qu’elle ne serait pas rentable du point de vue économique et pratique. Comme Nietzsche le dira dans le Crépuscule des Idoles, dans le chapitre Ce qui manque aux Allemands, « la formation, l’éducation est une fin en soi » (GD 8, KSA, 6, 107). L’éducation est prioritaire et elle n’a pas besoin de se justifier en étant dirigée vers un but extérieur ou une finalité pratique. A travers l’éducation, l’esprit du jeune homme s’organise, se construit à partir d’attitudes non encore définies jusqu’à l’acquisition d’une forme. Faire intervenir dans cette phase des instances extérieures, productives et utilitaristes, liées aux besoins contingents de l’actualité d’une société, risque de ruiner ce processus de formation.
Pierre-Emmanuel Dauzat – Job souffrant ou les sous-mains hébraïques de Georges de la Tour.
De fait, toutes les langues ne sont pas égales devant la traduction ni dans la part de liberté qu’elles laissent au lecteur, partant au traducteur : dans l’hébreu des massorètes, par exemple, le texte écrit n’est pas forcément celui qu’il faut lire : dans un nombre de cas variable suivant les traditions (de 848 à 1566), le texte massorétique invite à faire abstraction de la forme écrite (ketiv) pour lire un mot différent (qere) : le mot qu’il faut lire ou qere apparaît dans le texte biblique sans vocalisation, et le ketiv, le mot écrit qu’il ne faut pas lire, figure avec les voyelles du qere. Dans certains cas, le lecteur est appelé à dire un mot qui n’est pas écrit dans le texte (qere ve-la ketiv), ou à taire un mot qui y est écrit (ketiv ve-la qere).
Shmuel-Yosef Agnon – Doublement.
Que j’aimais les nuits de Yom Kippour ! Les portes du ciel étant ouvertes, et le Saint béni soit-Il se penchait (pour ainsi dire) pour entendre la prière d’Israël. Il n’a pas besoin de se pencher, il connaît le coeur de chacun, mais par amour pour Israël il se penche, comme un père qui tend l’oreille à ce que dit le petit enfant.
C’était l’aube, une aube où il ne faisait ni chaud ni froid. Dans la pénombre d’une chambre étaient assis des gens que je connaissais, ils mangeaient et buvaient comme n’importe quel jour. Deux ou trois fois je m’interrogeai : « Comment est-il possible de manger et boire aujourd’hui, n’est-on pas le jour de Yom Kippour ? » C’était surtout le fils du dayan qui me surprenait. J’avais pensé qu’il faisait partie des Juifs pieux, même s’il se moquait de certaines coutumes ; et voilà finalement qu’il mangeait et buvait le jour de Yom Kippour. Je ne lui dis rien. Qu’y a-t-il à dire que la Torah n’ait pas dit ?
Christophe Carraud – Naturalité civile.
La reductio ad infantiam sert les intérêts d’un processus d’applatissement, de simplification à l’extrême, qui va lui-même toujours de pair avec l’économie d’un monde désigné comme complexe (pas dans sa nature, précisément, ce qui serait une bonne chose, mais dans ses échanges, relations, commerces, etc.), et qui comme tel a besoin, au titre de son efficacité et de ses performances, de réduire les contenus de la vie à ce qui peut le mieux s’intégrer à lui. Les machines sont très complexes, la logistique est très complexe, mais la consommation qu’elles visent ne doit pas l’être. On peut même dire que cette complexité est faite précisément pour rendre le monde et sa temporalité de plus en plus pauvres (pour en éloigner de plus en plus la richesse de notre perception), de même qu’en général la technique se déploie d’autant plus qu’elle réduit notre propre « concernement » – et qu’elle le fait précisément pour le réduire.
Il va de soi, à cet égard encore, que Venise a fait l’objet d’une telle réduction. Venise est prise entre l’image qu’elle suscite et la réalité qu’elle est ; ou plutôt elle est faite (plus que bien des choses au monde) de l’une et de l’autre, la première devenant une part dévorante de la seconde. Le tourisme en général est ce processus de réification de l’image, c’est-à-dire de confiscation ou de remplacement de la réalité par l’image devenant non pas réalité seconde, mais réalité à la fois première et sans consistance. Cette image est la réalité simpliste – la dé-réalité, pour ainsi dire – à laquelle aboutit le processus complexe que le tourisme suppose dans ses procédures et son organisation. Comme industrie, il simplifie tout abusivement ; il réduit tout à la consommation de ce qu’il décide qu’est pour lui la réalité (de même que pour se déplacer vite, disait Hannah Arendt à la fin de Condition de l’homme moderne, il faut quitter la terre, accroître la distance entre elle et nous).
Il se peut que la société où nous sommes ait créé les générations humaines les plus stupides qui aient jamais existé ; « informées » comme elles ne l’ont jamais été, mais n’en tirant rien ; « nourries » (avec quelle inégalité !) comme elles ne l’ont jamais été, mais n’en tirant rien ; et prêtes à détruire le monde pour s’étourdir et oublier le drame qu’est vivre – le drame que vivent déjà certains au prix du bonheur des autres.
Ugo Foscolo – Origine et limites de la justice.
Il arrive que bien des choses d’un usage universel et constant dans le monde soient pratiquées d’une manière et enseignées d’une autre ; divergence qui jette les mortels dans une certaine division, tantôt tacite, tantôt manifeste : quiconque en effet tire un profit utile mais aveugle de la pratique, se méfie des théories splendides et infécondes, tandis que les esprits élevés dans la contemplation des principes les plus hauts méprisent l’ignorance et l’obstination de l’habitude commune. Ce qui s’expliquerait peut être en disant qu’une partie des hommes agit sans penser, et que l’autre pense sans agir, si cet argument, applicable à bien des arts et des doctrines, ne se révélait inapproprié en morale et en politique, où la divergence entre pratique et théorie est si entière et inconciliable, qu’on les voit souvent s’opposer dans le coeur et l’esprit d’un seul homme ; en sorte que s’il y eut, très rarement, des rois philosophes, ils professaient en philosophant tout autre chose que ce qu’ils faisaient en régnant.
Christophe Carraud – D’un problème constant, mais qui s’est accru.
L’opinion du public est à elle-même sa propre idole, et, devenue mesure de toute chose, elle sait admirablement consentir aux intérêts qui la flattent ; l’industrie de la parole publique (qu’on appellera médias un siècle plus tard), comme l’industrie tout court, a compris jusqu’au cynisme qu’il lui était profitable de n’y rien changer, et même d’accroître le phénomène : un curieux accroissement, du reste, puisqu’il s’agit plutôt d’une réduction allant jusqu’à la bassesse – celle qui consiste à dire que ce qui est compris de peu de gens n’existe pas, et que seul existe ce qu’il est bon que tous comprennent, et qu’ils comprennent en effet au point d’en être les consommateurs béats ou revendicatifs (c’est toujours la même logique) et de servir consciencieusement de ravis de la crèche. Il suffira, avec le passage des décennies, que la démocratie soit peu à peu dépossédée des exigences de son sens formel et strictement politique, qu’elle devienne donc l’idéologie de l’égalité tous azimuts (fors l’argent), pour que ce si beau système des âmes et des biens atteigne sa vitesse de croisière : ce qui n’est pas immédiatement disponible (corps et biens) est relégué dans un arrière-monde où personne n’ira voir – soit parce que l’idée d’aller y voir a si bien déserté les esprits que ceux-ci n’ont désormais nul besoin de la concevoir (c’est là que réside « la tragédie de l’école »), soit parce qu’il existe un autre arrière-monde, mais d’une tout autre nature, celui que régit l’intérêt qu’il y a, pour les plus fortunés et cooptés d’ici-bas, à veiller discrètement à maintenir les esprits (c’est-à-dire les comportements), à commencer par le leur (personne, en effet, ne « complote » : ce n’est pas la peine) dans l’état le plus utile à leurs fins propres.
Jean de Salisbury – Policraticus.
De tout ce qui nuit d’ordinaire aux grands de ce monde, rien à mon sens n’est plus redoutable que de devoir aux séductions d’une fortune flatteuse d’être privés de la vision de la vérité, aussi longtemps que le monde rassemble pour eux ses richesses et ses délices, dont il apaise et enflamme tour à tour les démangeaisons de leur sensualité ; en sorte que leur âme, prisonnière des ruses variées de ces enchantements, se détache du bien intérieur par une sorte d’aliénation de soi, et laisse ses désirs infinis l’emporter dans les illusions extérieures. Car la prospérité, en véritable marâtre de la vertu, ne sourit à ses amis que dans l’idée de leur nuire ; de malheureux succès la font en chemin si bien agréer aux gens heureux qu’elle finit par causer leur ruine : ce sont d’abord de doux breuvages qu’elle sert à ses convives, mais quand ils s’en sont enivrés, elle y mêle un poison mortel et concocte les pires mixtures. Plus son apparence lui donne d’éclat, plus dense est la brume où elle plonge le regard interdit. La vérité s’évanouit donc à proportion que les ténèbres s’épaississent ; et les vertus étant coupées à la racine, le champ des vices bourgeonne, la lumière de la raison s’éteint, et l’homme tout entier est précipité dans une chute misérable.
A ton avis, ne faut-il pas qu’un joueur soit sot pour vivre et plus encore périr sur un coup de dés, et faire de son lancer le maître de son sort ?
Mais à quoi reconnaît-on aujourd’hui la sagesse des nobles ? A ce qu’ils connaissent la chasse, sont instruits pour leur ruine aux arts du jeu, oublient dans les chants et les instruments de musique l’état de leur naissance, sans garder le moindre souvenir de la vertu. Et ce fléau passe des parents aux enfants : le fils ne va-t-il pas faire ce qu’il a vu faire son père ?
Arrigo Cajumi – Le porc d’Epicure
Ce vice impuni, la lecture. Comme c’est encore le mien ! On ne naît pas bibliophile, on le devient. C’est un vice qui vient avec l’âge, avec l’aisance matérielle, avec la sensation que l’on est sur la pente descendante et qu’il ne faut négliger aucun plaisir, pas même les plus petits et les plus humbles. L’amour du livre rare, de la reliure précieuse est le signe que l’existence s’embourgeoise, que l’épicurisme affleure.
Alfonso Berardinelli – Une interview.
Les intellectuels ont toujours été en compétition avec les prêtres. De même que les prêtres viennent te trouver avec le sourire paternaliste de celui qui a Dieu en poche et qui t’en offrira un peu à condition que tu lui prêtes obéissance, les intellectuels laïques modernes se présentent au monde comme ceux qui disent la vérité et défendent la liberté. Bref, les uns comme les autres « ont des prétentions », ils se donnent des airs.
Toute notre culture ne doit pas se synchroniser avec ce qui arrive aujourd’hui, avec le présent et l’avenir tels que les propagandistes de Progrès Perpétuel Ininterrompu les imaginent et cherchent à les imposer. Le présent est fait de couches, il contient de tout. Ce qui semble être la « tendance fondamentale de notre temps » peut se révéler n’être qu’une hypothèse ou une illusion transitoire. Nul ne sait ce que contiennent les entrailles du présent et ce qu’elles vont engendrer. Je ne supporte pas ces philosophes et intellectuels, comme Glucksman, Bernard-Henri Lévy ou Hitchens qui ont les yeux rivés sur tous les conflits de la planète, qui se déplacent d’un bout à l’autre du monde en volant comme de purs esprits, nous enseignant d’un jour à l’autre ce qui s’est « vraiment » passé et ce que nous devons penser et faire. Leur conscience est partout à la fois. Leur journalisme est titanesque. Ils regardent le Monde en face et lui font face. Des héritiers de Sartre ? Mais aujourd’hui, Sartre est plus anachronique que Socrate, qui bavardait méthodiquement dans les rues d’Athènes et disait ne même pas savoir ce que tout le monde savait…
Christophe Carraud – A nos lecteurs, à nos abonnés.
Ce qui convient aux foules, ce sont les supermarchés, les centres commerciaux. Il y a des livres qui sont comme des centres commerciaux : on y vient en foule, et l’on y trouve (généralement) exactement ce qu’on est venu chercher. C’est-à-dire, au fond, pas grand-chose : juste une marchandise, et soi-même dans ce miroir. C’est aussi pourquoi ces centres (centres de quoi ?) ne sont pas des demeures. Pas des lieux non plus, du reste. A la rigueur, de mauvaises fréquentations.
Un livre est aussi une demeure de pensées ; ce n’est pas un parking. Il y a des demeures avec beaucoup de pièces, comme les chambres de la mémoire dont parle Augustin. Et puis d’autres plus petites, et même très petites, mais chaque pièce y résonne d’échos particuliers. C’est dans les lieux un temps en profondeur.
En sorte qu’on se dit : c’est tout de même très bien d’offrir de l’espace. Celui-là ne prend pas beaucoup de place.