Saint-Maurice, Suisse, Editions Saint-Augustin, 2008.
Maurice Zundel (1897-1975), prêtre suisse, mit toute sa vie au service de la rencontre de Dieu en l’homme. Paul VI le décrivit comme « un génie, génie de poète, génie mystique, écrivain, théologien ».
La liberté que nombre de contestataires réclament est, en effet, plus apte à s’insurger contre les règles établies qu’à en fournir de son propre fonds. Elle manque de contenu précis et de structure ferme. Elle méconnaît souvent l’exigence interne qui peut seule justifier l’attachement suprême qu’on prétend lui vouer. Le refus d’une norme extérieure, aussi bien, n’a de sens qu’au profit d’une création intérieure qui est, tout ensemble, le vrai bien de chacun et celui de tous. pp. 30-31.
La liberté implique une libération intérieure qui nous transforme radicalement, en ouvrant en nous un espace illimité, où nous cessons d’avoir pour horizon ce moi instinctif que nous n’avons pas choisi et qui nous emmure dans le faux absolu de ses partialités.
Cela ne peut être que l’oeuvre d’un immense amour. Cela ne peut résulter que de la rencontre, au plus intime de nous, avec une Présence qui suscite notre offrande par l’offrande qu’Elle est. C’est précisément parce qu’il s’agit d’une oeuvre d’amour que toute intervention extérieure est inadmissible et que toute conscience doit être tenue pour inviolable. Et c’est parce que cette Présence est infinie que l’amour qu’elle provoque embrasse tout l’univers. p. 31.
Si nous ne sommes pas entièrement soumis à nos déterminismes internes, comme c’est apparemment le cas des animaux, si, normalement, un choix nous est laissé, qui engage vraiment notre responsabilité, en faisant de nous-mêmes le principe et la source de nos décisions, on entrevoit immédiatement qu’il nous faut être de quelque manière l’origine de nous-mêmes pour satisfaire à cette condition. Si, en effet, nous abandonnons le gouvernail à notre « moi » préfabriqué, nos décisions émaneront précisément des déterminismes inconscients qui confluent en lui. Notre possibilité de choisir, en d’autres termes, implique la possibilité de nous choisir, en refusant de nous subir. Ce qui veut dire, finalement que la liberté si passionnément réclamée et si dithyrambiquement célébrée est ordonnée à ; elle n’obtient un sens que dans la libération de soi. Les libertés politiques, aussi bien, ont pour unique fondement le respect de ce pouvoir de décision chez un être qui est appelé à devenir l’origine de soi, en créant en lui-même un espace illimité de lumière et d’amour qui fait de lui un bien universel. pp. 72-73.
Il faut que l’homme à qui l’Evangile est proposé se sente concerné dans le plus intime de soi, qu’il y découvre le sens ultime de sa liberté dans un espace intérieur sans frontière, qu’il y rencontre, enfin, Quelqu’un qui peut saisir et combler toutes ses puissances d’admiration et d’amour.
Il ne s’agit pas, en effet, d’apporter des preuves abstraites d’une réalité invisible dont le besoin n’est aucunement ressenti, mais de réveiller en chacun tout ce qui est proprement humain en lui, jusqu’à ce qu’il y reconnaisse l’appel auquel nulle réponse adéquate n’est donnée en dehors du Christ. pp. 94-95.
Notre moi bute contre des limites qui démentent ses prétentions. Il n’arrive pas à dégager la valeur dont il se prévaut et à laquelle nos passions empruntent, à contre sens, une autonomie anarchique qui accroît immensément nos servitudes. Notre humanité nous échappe. Nous tentons en vain de découvrir notre vrai visage.
La Trinité divine, paradoxalement, nous le révèlera. Elle présente, en effet, en opposition à notre prise de conscience narcissique, une prise de conscience altruiste. C’est-à-dire que Dieu n’a de prise sur son être qu’en le communiquant, qu’il ne le possède que par le don qu’il en fait. Aussi bien, cette diction de soi, dans laquelle nous ne cessons de nous dire nous-même à nous-même, cette diction, en Dieu, se profère dans un autre qu’elle engendre, et cet amour de soi, qui résulte en nous de cette diction et qui nous enferme en nous-même, cet amour, en Dieu, s’épanche dans un autre, exhalé comme un souffle vivant. pp. 106-107.
Notre vraie fin dernière est Quelqu’un qui vit en nous et que nous sommes appelé à joindre immédiatement, en nous inspirant du mot admirable que nous venons de rencontrer : « Aimer Dieu, c’est vouloir le protéger contre nous-même. » p. 132.
Si beaucoup de chrétiens n’ont pas fait l’expérience de cette plénitude, c’est sans doute parce qu’ils n’ont pas découvert la relation nuptiale qui est au principe de la création et que le Christ a pour mission de restaurer. Le péché a été simplement, à leurs yeux, une transgression de la loi divine qui méritait un châtiment éternel, que le Christ nous a épargné en acquittant pour nous, par son sacrifice, la dette insolvable que nous avions contractée ; à condition, bien sûr, que nous recourions à sa médiation à travers les moyens de salut qu’il a institués et que nous observions, à l’avenir, tous les commandements de Dieu. Réduite à ce schéma, la Rédemption ne pourrait susciter le cri d’amour résonne en chaque vers du Cantique spirituel de saint Jean de la Croix. Nos rapports avec Dieu, dans cette perspective, ressembleraient à ceux qu’un couple voudrait fonder sur les obligations des conjoints telles qu’elles sont promulguées dans le Code civil, en mettant l’amour entre parenthèses. p. 173.
Il ne faut pas gratter beaucoup la fine pellicule de nos apparentes vertus pour rencontrer cette subjectivité passionnelle (individuelle et collective), qui est la forme la plus répandue et la plus dangereuse de l’esprit de possession. On croit être ce qu’on paraît être dans les attitudes et dans les mots qui correspondent à la position que l’on occupe ou que l’on adopte. On proclame de grands principes, en se couvrant de leur universalité, avec l’appui et aux applaudissements de ses adhérents, on recourt aux slogans qui font recette, on flatte l’opion dont on sollicite l’arbitrage en remuant de vieux fantômes qui réveillent de vieilles animosités, on se pose éventuellement en victime ou en héros, et on s’engage finalement si avant que l’on ne peut plus reculer. Tout ce bruit, cependant, dénonce la faille et laisse deviner les partis pris et les options d’un inconscient qui forge les faux absolus au nom desquels on mène le combat, en mobilisant les faux absolus d’une opposition qui se situe généralement au même niveau passionnel. Toutes les formes de violence et de guerre peuvent surgir de ces antagonismes, montés en absolu, comme notre siècle nous en a fourni la plus sordide et la plus sanglante démonstration. pp. 205-206.
Il n’y a pas un plus grand amour de l’humanité que celui qui vise à la personnalisation de chacun, en mettant tout en oeuvre pour que chacun devienne un bien universel, en réalisant la capacité d’infini qui est l’apanage de son esprit. C’est cet amour qu’il faut lire dans la virginité de Marie, qui fructifie dans le don qu’elle nous fait de son Fils en vue de notre libération. Sa maternité a, dans son ordre, le même champ de rayonnement que le Christ et concerne également chacun, sous l’aspect qui intéresse sa promotion à une vie authentiquement personnelle. Cela implique en elle un dépouillement de soi aussi radical qu’est entièrement libre le consentement qu’elle donne à l’Incarnation du Verbe et qui la fait Mère des hommes dans le même temps où elle devient la Mère de leur Sauveur. En l’enfantant, volontairement, en cette qualité, elle participe aussi profondément qu’il est possible de le faire à l’universalité de sa mission. p. 237.
L’exemption du péché originel en Marie exprime négativement ce que sa virginité (ontologique) exprime positivement. Si l’on admet en effet que le péché originel est, dans le premier acte proprement humain, le refus de se faire origine – en adhérant à soi dans un amour narcissique au lieu de se désapproprier de soi pour se personnaliser dans un amour oblatif –, refus qui a, entre autres conséquences, la non-promotion de l’espèce à un statut personnel, Marie, totalement désappropriée d’elle-même dès le premier instant de son existence par sa relation unique au Sauveur promis, est par-là même entièrement désolidarisée de ce refus qui nous enténèbre, sinon pour concourir à nous en dégager, en unissant à celui du Christ le « oui » originel qu’il a fait jaillir en elle comme le premier prélude de sa maternité. p. 239.
Beaucoup de nos contemporains admettent et revendiquent (en principe) l’inviolabilité de la personne sans voir qu’elle a pour fondement une dignité qu’il s’agit de conquérir et que, s’il faut assurer à chacun le pouvoir d’être l’origine de sa vie proprement personnelle, cela implique, de sa part, qu’il consente à une transformation radicale de soi, qu’il construise cet espace intérieur qui justifie le respect, qu’il devienne, dans sa plus secrète intimité, un bien universel que le monde entier puisse reconnaître comme sien. En fait, cette inviolabilité de la personne est invoquée, couramment, pour couvrir une vie « privée », où l’on fait « ce que l’on veut » avec une sorte de complicité générale, où le souci de se faire homme est simplement ignoré. Le monde « libre » semble particulièrement étranger à une exigence de libération intérieure, qui conditionnerait indispensablement la naissance de la personne dont il prétend défendre les droits. Dire qu’on y peut bafouer publiquement toutes les valeurs est encore un euphémisme puisqu’il ne croit fermement à aucune, puisqu’il a perdu toute référence à un absolu. Il faut tâcher de sauver sa peau, sa situation, son confort et ses plaisirs, tant que ça dure. pp. 269-270.
On reçoit toujours les sacrements avec les autres et pour les autres, autant que pour soi. C’est ce dont j’essaie de convaincre ceux qui manquent la messe, parce qu’ils s’y ennuient : elle vous intéressera si vous y participer pour les autres, si vous comprenez que votre présence leur est nécessaire, pour que celle du Seigneur soit confirmée, à leurs yeux, par votre témoignage. p. 294.