Pietro Piovani – L’éthique de l’étourdissement.
Si, pour se distraire, l’homme se distrait de l’entièreté de la vie en élevant la « perte de temps » à une sombre volonté de se délivrer du temps en le remplissant d’une existence faite d’heures délibérément non vécues, figées dans les instants prolongés de la frivolité prise comme désir métaphysique de banalisation, le moment ludique, qui est la noblesse de l’homo ludens, cesse d’être tel et se transforme en obsession prête à tous les efforts, à toutes les fatigues, à tous les paroxysmes, à toutes les violences, pour éviter que l’individu ne reste, dans le temps, quelque temps seul avec lui-même. Le vacarme devient une drogue morale qui n’est plus jeu, mais auto-condamnation à une désindividualisation qui a une terrible gravité. Il devient le masque grotesque du désespoir, le certificat lugubre de l’aliénation. L’immersion complète dans la totalité du jeu omni-absorbant recèle un caractère faussement provisoire et une fausse extériorisation.
Ce n’est pas un hasard si défaites et victoires passent, selon un échange constant, du vocabulaire militaire au vocabulaire sportif, et se rencontrent dans le langage quotidien, dominé par une sorte de militarisme social qui, de façon vexatoire, prend la dimension d’un état de mobilisation psychologique permanente. Le lexique des sociétés du XXème siècle, si on l’étudie de ce point de vue, apparaîtrait plus fortement influencé par des suggestions belliqueuses que le langage primitif dans sa phase de sauvage antagonisme tribal. On parle et on raisonne avec des argumentations de moins en moins argumentées, de moins en moins sensibles aux nuances, aux clairs-obscurs, aux différenciations : par des schémas lexicaux et logiques brutalement opposés. La phrase la plus représentative du langage de l’homme du XXème siècle est le slogan. La prose des grands simplificateurs annoncés, qu’elle s’exprime de manière péniblement articulée ou qu’elle se perde en circonlocutions plus ou moins pédantes, revient à une grossièreté élémentaire, manifeste ou mal dissimulée.
Jean-Louis Poirier – Regarder les choses en face.
Le divertissement (divertere) est, dans les termes mêmes, l’opposé de la conversion (convertere), le fait de regarder ailleurs que vers soi ; le divertissement est alors dans cette opération de détourner le regard de soi-même, de s’interdire de se connaître soi-même.
La frivolité consiste à accorder valeur à ce qui n’en a pas pour mieux refuser sa valeur à ce qui en a. La vie frivole définit donc une nouvelle figure d’existence qui contribue à déposséder l’individu de son destin en lui retirant les moyens d’apercevoir la situation qui est la sienne, en l’étourdissant. L’étourdissement qui résulte de la vie frivole est donc cette perte de sensibilité préparant au divertissement.
Stefano Biancu – L’université : attention et divertissement.
Les universitaires que nous sommes, étudiants et professeurs, ont une grande responsabilité. Nous avons eu le privilège d’accéder à une formation restée inaccessible à la grande majorité des habitants de notre planète. En tant que professeurs et que future classe dirigeante, nous avons le pouvoir de la parole : d’une parole qui peut encore avoir une influence, moins étendue et moins prévisible que par le passé, mais toujours capable de l’exercer. Cette situation nous rend responsables à l’égard des moins chanceux et à l’égard de notre terre ; et cette responsabilité vaut quelles que soient l’étude et la discipline auxquelles nous nous consacrons. Aucun d’entre nous ne peut se soustraire à elle. Nous devons être conscients que – étudiants et professeurs – nous sommes des privilégiés, et qu’à chaque privilège correspond une responsabilité proportionnée à son étendue.
L’attention qu’il nous faut cultiver doit donc être une attention à l’objet de notre étude et, en même temps, au monde, en particulier aux plus démunis : à ceux qui n’ont pas eu ce que nous avons eu.
En ce sens, l’étude devrait toujours s’accompagner de l’épreuve à laquelle la soumet une question très simple : pour qui suis-je en train d’étudier ? Pour moi-même, seulement moi-même ? Ou pour m’approcher le plus possible de la vérité, pour le bien du monde, des hommes d’aujourd’hui et de demain ? Dans le premier cas, ma préoccupation fondamentale sera de dire des choses très originales et particulièrement géniales, à mon avantage exclusif ; dans le second, ce sera de dire les choses les plus vraies possible, pour le bien et la vie du monde.
Christophe Carraud – Vanités.
On assiste au dernier souffle du lycée français, où l’on pouvait réellement se frotter à la philosophie et à Socrate, où beaucoup s’initiaient au savoir juif, au latin et au grec. C’est un scandale, parce que c’était un grand système, qui avait donné de grands résultats. Voyez ce qu’il est advenu aux grandes universités d’Angleterre. C’est tellement facile : en s’y prenant bien, il suffit de vingt ans pour détruire Oxford et Cambridge. Ce qui a été bâti en un millier d’années peut être démoli en l’espace d’une génération… (Daniel Boyarin, dans Une vie dans le Talmud. Entretiens avec Clémence Boulouque, trad. fr. Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Bayard, 2016, p. 79.)
L’étude devrait être, en somme, selon sa profonde signification latine, un amour, un amour de la vie qu’il s’agit d’aider à se réaliser comme vérité, et de la vérité qu’il s’agit de mener à son accomplissement en la faisant entrer comme remède de la vie. Ainsi l’étude devient un véritable déploiement de la personnalité, et la profession une véritable mission, ce qu’elle est. (Giuseppe Capograssi, Lettre du 29 août 1940 à Guido Astuti, dans Pensieri dalle lettere (recueil composé par Enrico Opocher), Rome, Editrice Studium, 1958, p. 11.)
Vincent Gille – Le commerce des oeuvres.
Les oeuvres d’art ne sont ni des voitures, ni des brosses à dents, des stages de conduite sur glace ou… des placements boursiers. Il s’agit pour l’essentiel d’objets uniques, non reproductibles, soumis à des lois physiques et chimiques qui peuvent en altérer la condition. Or, il en va de ce secteur des biens créés par l’homme comme de celui des ressources naturelles : la surexploitation ne peut conduire qu’à l’épuisement définitif des réserves, lesquelles, dans un cas comme dans l’autre, ne sont pas illimitées.
La question de la photographie des oeuvres se pose avec encore plus d’acuité depuis la vogue des Smartphones. Il n’est pas anodin qu’elle se soit focalisée tout récemment sur la seule problématique de la « perche à selfies », sorte de canne télescopique qui permet d’éloigner de soi le Smartphone et de se prendre en photo avec un arrière-plan plus large – et donc, dans un musée, devant un tableau. Elle est désormais interdite dans la majorité des musées en raison de sa dangerosité, non seulement pour les visiteurs mais aussi pour les oeuvres. En l’occurence, ce ne sont d’ailleurs pas les oeuvres qu’il s’agit de photographier, mais les visiteurs eux-mêmes devant les oeuvres – le recul procuré par la perche étant limité, la photographie est plus un autoportrait qu’une photo de l’oeuvre servant de toile de fond. Il ne s’agit donc plus de garder trace d’une oeuvre qu’on a vue et aimée, qui vous a fasciné, mais seulement d’immortaliser le fait qu’on a été devant cette oeuvre, même en lui tournant le dos.
Une conception consumériste des oeuvres ne peut conduire qu’à des visions normalisées et aseptisées, à des visées socialement, politiquement et moralement consensuelles des institutions et de leurs projets. Résister à cette pente présentée comme inéluctable puisque économiquement imparable, continuer d’espérer que le contact avec une oeuvre sera capable d’ébranler, d’ouvrir les regards sur la réalité du monde, voire, rêvons encore, d’éveiller le désir de le changer, le véritable commerce avec les oeuvres est à ce prix, qui n’est, en effet, pas de vénération, pas de distraction, mais d’attente et de désir.
Gilbert Beaune – Altitudes.
Casse-noix moucheté, dans ton jabot emporte loin ces graines d’un arolle ! Pour l’hiver tu as tant de cachettes sous la neige, tu en oublieras quelques-unes. Le printemps de l’alpe venu, les semences perdues germeront, germeront. Une herbe brouillonne sortira de terre ; et chaque saison mènera une très lente croissance.
Franco Marcoaldi – Pièges.
Tu regardes les rouvres, les chênes lièges,
les poiriers sauvages, les frênes et
les oléastres, et tu penses que l’arbre
est là, tout entier devant toi : la base,
le tronc, la chevelure lumineuse.
Mais une autre chevelure existe,
humide, souterraine, vermineuse –
une arborescence à demi cachée,
abritée, qui jumelle de la première
recherche l’eau plutôt que la lumière.
N’en serait-il pas de même dans notre vie ?
Pour la moitié qui affleure et dynamique
bouge, change et produit, une autre
moitié réticente à se montrer
se révèle décisive : celle qui pompe
le sang (bon ou mauvais)
et rend toute créature
vivante.
Olivier Sedeyn – Sur la traduction.
La traduction permet d’apprendre à penser, en s’acheminant lentement vers la pensée qui a présidé à l’écriture, elle permet ainsi d’apprendre à lire, et, par l’exigence de fidélité à la pensée originale et aux nécessités propres de sa propre langue, elle permet d’apprendre à écrire.
Celui qui ne connaît pas de langue étrangère ne connaît rien à la sienne propre. (Goethe, « Sprache in Prosa », Werke, XLII ; 2e partie, 118 : Wer fremde Sprachen nicht kennt, weiss nichts von seiner eigenen).
Jean-Louis Poirier – Enseigner le latin.
Et si l’on apprenait les langues mortes non pas pour rencontrer l’étranger ou l’habitant des autres pays, mais parce qu’elles nous mettent en demeure d’assurer le passage par dessus la frontière des siècles ?
Que j’apprenne une langue autre que la mienne et que je souhaite être en mesure de proférer des énoncés et de m’exprimer dans une langue qui n’est pas la mienne, voilà chose qui relève d’un désir parfaitement vide et contingent : en revanche que je souhaite m’approprier des énoncés qui me précèdent absolument, que je reçois en quelque sorte en héritage et dont le sens se présente à mon esprit sur le mode de la promesse, cela n’est en rien contingent mais relève d’un devoir de transmission et de récollection inhérent à l’autoconstitution spirituelle de l’humanité.
Biagio Marin – Pages istriennes.
On allait à la campagne manger des baies, cueillir des groseilles ou des figues douces, et les grappes plus lourdes de raisin. Tout ce monde, qui ne m’était pas quotidien, était une fable. Et que dire du potager des moines de Daila, quand Don Benigno nous en remit les clefs et dit : « Mes fils, les arbres sont plein de poires et d’abricots. Allez à la fête ». Et ce fut une fête, en effet, qui finit par une solennelle indigestion.
Les autres
Ils étaient nos frères de terre,
ils étaient nos frères d’autel,
avec nous, ils naviguaient
de l’aube jusqu’au soir.
Seule différence, leurs mots,
leur langue, un mur pour nous ;
dans nos coins, le jour était sûr
et leurs chiens étaient de chasse.
Et toi, Seigneur, tu as vu le grand péché
et sur nous, tu as levé l’ouragan,
ta grande main qui ensuite nous a déracinés
nous a dispersés par le monde lointain.
A nos serviteurs, tu as donné la terre,
les villages sur les collines et les villes
sur la mer avec les môles tous de pierre blanche
et les saisons toujours semblables à l’été.
Et maintenant, nous sommes comme paille au vent
et nous ne pouvons plus mettre de racines,
le coeur qui souffre en une lamentation continue
et la bouche qui ne sait ce qu’elle dit.
Les droits ne se convertissent jamais en lois naturelles. Ils sont en vigueur tant qu’une force morale, et physique, les maintient en vie. Cette loi élémentaire, fondamentale, de la vie ne communauté, on ne veut pas la reconnaître. On voudrait qu’une fois un droit acquis, il dure éternellement ; que Dieu lui-même le maintienne en vie. Mais non. Les hommes doivent se maintenir à la hauteur du droit, ils doivent religieusement conserver la force nécessaire pour le défendre. En cette discipline consiste la religion de la Patrie. Quand, plus que la patrie, on s’aime soi-même, quand plus que la communauté, on aime sa « singularité », alors, c’en est fini.
Enveloppée de soleil, les cheveux cuivrés éblouissants, ma fille me regarde en silence, me demandant le sens humain de cette paix des éléments et de cette fête des lumières. Et voilà sa main si légère, comme une aile dorée, qui fait un signe. Depuis la petite église fermée, un filet ténu de musique nous parvient. Je pense à l’intermède d’un rite. Mais la voix ne s’arrête pas.
Au sein céleste du matin, dans le lit d’or du silence à peine rythmé par le rou-rou des colombes, coule liquide, caressante, fraîche comme une fleur de cerisier, la parole d’une âme à Dieu.
C’est un pressant discours d’amour. L’onde musicale, on l’entend couler, tiède, dans le sang comme le souffle d’une jeune femme ; transparente comme une aigue-marine dorée, comme du raisin ou un topaze. Mais elle est plus légère que le soleil du matin et te pénètre de sa persuasion douce et violente.
Et voilà maintenant qu’il prie ; c’est une oraison sur un soupir ; puis la voix presse et s’élève un peu pour parler, et insiste pour devenir parole amoureuse. Elle se rompt alors en sanglots et lamentations ; puis invoque, puis appelle, et enfin chante à gorge déployée, comme la mer à midi, quand outre-mer s’est levé le mistral.
Nous nous sommes pris par la main, et sans un mot, l’âme prise de vertiges, nous sommes entrés, troublés, dans l’église, sur la pointe des pieds. Elle était déserte ; grise et calcaire, au point d’instiller dans le sang le sens de la misère et du froid. Mais sur nos âmes ruisselait l’onde divine, la parole de l’homme à son Dieu.
Novella Cantarutti – Les oiseaux et les contradictions.
Le feu et mon père, image irritée et protectrice, assis sur le cjadreon, le grand fauteuil haut près de l’âtre, avec nous, les enfants, la dernière génération, je crois, à avoir grandi en regardant le feu brûler tous les jours. Je pense que sa disparition, comme celle de l’âtre, coeur de la maison (ce qui n’est pas une façon de parler), peut être l’un des signes ou peut-être le symbole de la civilisation dont l’automne est déjà bien avancé.
Le printemps de l’autre civilisation montre d’autres fleurs et d’autres feux, ou plutôt l’épouvantable contrefaçon des fleurs et la violente exaspération du feu qu’est le champignon atomique capable de tout effacer dans un néant que nous cherchons à oublier en nous enfermant sans mémoire dans les limites encore humaines de nos contradictions.