Christophe Carraud – Liminaire.
Giuseppe Capograssi écrivait à sa fiancée, le 22 décembre 1919 : « S’annonce, ma Giulia, le temps du retour des barbares, que Vico entrevoit profondément, en plongeant son regard humble et terrible dans les profondeurs les plus inexplorées de l’histoire et de la Création. Tu vois cet épouvantable engorgement de forces, de tendances, de désirs, d’attentes, d’idéaux : ils se rencontrent, se heurtent, se combattent, se mélangent, et ils ne savent ni où ni comment trouver un équilibre nouveau. S’est répandu dans la masse de certaines fractions du peuple le désir incertain de choses nouvelles, un amour inquiet et confus de nouveauté, qui est le signe d’un déséquilibre profond, d’une absence immense d’harmonie intérieure, d’une rupture de l’harmonie intérieure de l’âme. La paix intérieure qui manque se reflète à l’extérieur, et l’extérieur social est une agitation océanique de passions et d’aspirations qui ne parviennent pas à trouver leur équilibre et leur satisfaction. »
Face au corps, l’époque hésite entre l’hygiénisme et le déchet ; ou plutôt elle choisit les deux, les deux vont précisément de pair, et sont inséparables. Tant les corps l’encombrent, comme l’avait encombrée, à chaque fois qu’ils échappent au circuit où elle entend les enfermer ; il faut que tout fonctionne; que tout fonctionne à la mesure du désir (pas de métaphysique : mon corps m’appartient, ce qui y naît et s’y développe est corps étranger, sans droit, et l’intériorité, comme pour l’âme, une pure extériorité), et même le dysfonctionnement peut encore faire l’objet d’une économie, être laminé par le calcul. Curieuses détestations, curieux aveuglement. On relègue ce qui ne fonctionne pas. Ce n’est évidemment pas d’aujourd’hui. Le XVIIIe siècle avait commencé par les cimetières. Emmurés hors les murs, si possible ; hors la vue des vivants. Mais on pourrait dire de même de ce qu’on appelle « la fin de vie ».
Damien Le Guay – La mort intime.
L’individu est d’autant plus moderne qu’il quitte la morale publique et les contraintes sociales qui vont avec elle et doit, seul, de lui-même, faire usage d’une liberté individuelle. Cette liberté est presque en roue libre pour avoir de moins en moins d’obstacles sur sa route. Cet avantage de l’autonomie rend l’usage de cette souveraineté individuelle de plus en plus problématique. Comment se déterminer, comment trouver les voies et les moyens d’une détermination personnelle quand l’isolement est de mise ? Le paradoxe actuel est le suivant : plus les individus sont libres, plus ils sont dans l’incapacité de faire usage de leurs libertés. Tout choisir sans savoir quoi choisir ni surtout savoir comment choisir. Ce sujet impuissant devant sa toute-puissance n’arrive plus à agir pour avoir perdu une instance extérieure à laquelle il doit se référer. Qu’a-t-il perdu en devenant tout à fait moderne ? Son âme. L’âme comme centre de l’homme, remplacée par l’intérieur de l’individu. Ce gigantesque changement est la modalité principale de la sécularisation. Le dialogue de l’âme avec son créateur est devenu le dialogue de soi avec soi-même.
Anne Guglielmetti – De l’impérieuse nécessité de « l’ordre du coeur ».
La mort oppose, continue d’opposer une fin de non recevoir sans appel à la soif de savoir qui a toujours caractérisé l’Occident et à son corolaire : le désir de repousser les limites, toutes les limites qui font et sont la condition de l’être humain. Mais aussi et peut-être surtout, elle modèle nos existences à notre insu. Alors que nous pensons vivre, nous ne faisons souvent que la fuir, elle, nous en distraire. Dans la possession de biens matériels en surnuméraire qui nous assurent de la réussite de notre existence, dans une notoriété où fugitivement l’image que nous renvoient les autres remplit le même office, dans la domination d’un plus faible que permet une once de pouvoir et, pour certains, dans le meurtre que permet une arme, une idéologie ou une armée, dans une boulimie d’activités professionnelles, culturelles, ludiques, et autres, dans une incapacité flagrante et dramatique de nous satisfaire de l’instant présent. Car aussi beau soit -il, cet instant a le défaut rédhibitoire d’être éphémère. Et puis ? disons-nous, le regard tourné vers un après que nous nous employons déjà à planifier, à « remplir », afin que n’y transparaisse pas celle que nous avons refoulée de notre conscience collective et individuelle. La mort, la nôtre ou celle d’un être aimé : que lui répondre qui ait un sens aussi indéniable que ce qui est pour bon nombre d’entre nous son absence de sens à elle ?
Bruno Roza – Heures.
L’immense épaulement du jour
qu’ourle d’ombre un couchant plus rapide
jette au devant de l’heure
la sombre fondation d’une terre bleuie
Rien sur l’échine de septembre
ne dit mieux
que le ciel s’amenuise
et que le sol l’attrape
La nuit s’installe sous les arbres
avant d’en submerger la cime
elle n’ajoute d’abord
qu’un peu d’ombre à leur ombre
et puis elle les avale tout entiers
Quelque étoile froide
brûle au cuveau du ciel
et le front continue d’ignorer
ce que palpent les mains
dans le noir intouchable
Yang Jiang – Le manteau invisible.
Si l’on ne veut pas faire quelque chose d’interdit, des pouvoirs surnaturels ne sont pas nécessaires : le monde terrestre tel qu’il est permet de se procurer facilement un manteau pour rester invisible. Simplement, la majorité des gens ne veut pas le porter, dans la crainte qu’il ne lui reste collé à la peau comme un vêtement mouillé. Car la matière dont il est fait est extrêmement modeste, et si vous n’offrez qu’une humble apparence, personne ne vous remarquera ni ne vous appréciera.
Robert Olivaux – La porte entr’ouverte.
Le charme de cette soirée naît de l’absolue garantie de l’instant, fugitif peut-être, mais privilégié, unique, inviolable comme le ciel et le paysage inchangés. Je mesure le prix infini de cette image et de ce moment précis où ils se rejoignent se confondent, me laissant moi-même confondu. A la voix de Paule se mêlent encore quelques chants légers d’oiseaux…
Temps de grâce, temps hautement qualifié de plénitude, retenu ici dans le filet de nos silences, comme si nous voulions l’y capturer. Dans ce lieu un peu perdu, nous engrangions des réserves de paix, en partageant l’éternité.
Avec la patience, le discernement est une vertu de jardinier. Il implique la connaissance des plantes, de leur identification, de leur traitement, de leur reproduction. Il faut savoir apprécier le temps qu’il faut autant que celui qu’il fait ; il faut prévoir. Faut-il dégager plus ? Rabattre davantage ou tailler moins ? Il s’agit moins de science horticole et d’art que de bon sens et d’intuition. Le jardinier modeste est un homme heureux et paisible.
Certes, j’exhibe plus fièrement mon jardin de rocaille que la rocaille de mon âme, mais l’entretien de l’un vaut bien celui de l’autre. Une personnalité cohérente est semblable à un jardin qui peut être harmonieux sans se conformer aux normes, voire être un peu fou parfois. Que de merles et de pies pour nous distraire, nous perturber ou nous jouer des tours ! Pour le jardinier de la terre ou pour celui de l’âme, tout est affaire de patience et de modestie : tout est toujours à reprendre et à poursuivre. Le travail du jardinier est interminable. Un jardin vaut bien une psychanalyse.
Giuseppe Capograssi – Pensées des Lettres.
Une âme pure purifie le monde : c’est peut-être le sens de l’omnia munda mundi de saint Paul.
Le mot sérénité, comme vous le savez, comme nous le savons, n’est que la présence, l’oeuvre de Dieu dans l’âme. Toutes les pensées qui apportent de l’inquiétude, de la tristesse, ne viennent pas de Dieu ; ce qui vient de Dieu, ce sont les pensées de paix, qui donnent à l’âme, à nous, la paix du Christ. C’est une règle profonde, précise, pour reconnaître, discerner nos pensées et les affres de notre pauvre esprit. Ne pas recueillir avec le Christ, c’est perdre.
La cruauté de cette époque cruelle est précisément cette négation de la vérité comme telle, ce mépris de la vérité comme valeur : cet esprit de mensonge, qui est le signe le plus vrai du démoniaque d’une part importante de notre monde. Il y a des moments où je ne parviens plus à respirer, tant cette atroce atmosphère de mensonge est suffocante, cette violation de la sainte virginité des mots, qui nous oppresse.
Plus je vieillis (et je vieillis à un rythme vertigineux !), plus je suis persuadé que la seule chose qui vaille, la seule chose qui soit bonne, est le rapport humain, l’amitié ; il n’y en a pas d’autre. Les Anciens avaient raison ; la vie est amitié, en tant qu’elle est quelque chose d’humain. Au-delà (mais elle la comprend et la renferme dans une amitié totale, de feu), c’est la Charité. au fond, qu’est-ce que l’amitié ? Une sorte d’annonce de la charité.