Les conséquences d’une telle théologie de « pieux agnosticisme » pour la question posée à Ibn Taymiyya, sur la participation de musulmans aux festivités qui entourent Pâques, sont considérables. Puisque de Dieu, on ne connaît que la volonté et non point la nature, alors être musulman, c’est agir comme un musulman : c’est faire ce qu’un musulman est tenu de faire. Parallèlement, être chrétien, c’est agir comme un chrétien et, par réciprocité, agir comme un chrétien, c’est être chrétien. Du fait des présupposés théologiques de cette école, faire, c’est être. Par conséquent, faire comme les chrétiens, fût-ce dans des pratiques tout à fait secondaires (un repas de fête, des oeufs colorés), c’est être chrétien. Pour un musulman, c’est donc cesser d’être musulman. C’est devenir un apostat – et ce indépendamment des convictions intérieures, qu’Ibn Taymiyya ne discute jamais. Or l’apostasie, dans la tradition juridique islamique classique, est punie de mort. La sentence de mort qu’Ibn Taymiyya réserve à l’imprudent musulman qui a cru courtois d’échanger des oeufs de Pâques avec ses voisins chrétiens n’est que l’extension maximale de la peine qui frappe l’apostat, et cette compréhension extensive de l’apostasie a son fondement dans une théologie particulière.


Les effets du pieux agnosticisme sont nombreux, et pas sans lien avec la possibilité de la violence. Si, en effet, croyant en Dieu, je cherche à convaincre mes semblables d’y croire à leur tour, ma manière de m’y prendre va dépendre de mes conceptions théologiques, de ce que je crois pouvoir connaître et donc faire connaître de Dieu. Si le but de mon activité d’apôtre est de vous faire aimer Dieu de tout votre coeur, la contrainte se révèlera totalement inutile, sinon contre-productive : je peux sans doute, par la contrainte, vous forcer à aller à la messe ou à réciter le Credo, mais certainement pas à aimer Dieu. Je vais devoir pour cela trouver d’autres moyens, vous montrer combien Dieu est aimable, par exemple, et, quoi qu’il en soit, chercher à vous convaincre plutôt qu’à vous contraindre. Si, en revanche, j’ai pour objectif de vous faire agir de telle ou telle façon, de vous soumettre à une ligne de conduite que je crois exigée par Dieu (qu’il s’agisse de recevoir le baptême ou de suivre telle ou telle prescription alimentaire, par exemple), la contrainte devient un outil parfaitement raisonnable ; surtout si je considère que Dieu est par nature tout à fait inaccessible à notre raison : la discussion est alors superflue, puisque ce que je peux dire sur la nature de Dieu sera nécessairement faux. La contrainte alors s’impose et la violence devient possible.

Je crois utile de souligner à ce stade que cette théologie, ce pieux agnosticisme, n’est qu’une théologie parmi d’autres en Islam. Elle n’exprime qu’un seul des nombreux courants théologiques qui y débattent depuis des siècles et n’est pas l’essence même de cette religion – si tant est qu’il faille en chercher l’essence. Mais ce courant théologique, le hanbalisme, dont les racines sont anciennes et remontent aux débats du IXe siècle à la cour des califes abbassides, à Bagdad, après avoir été tout au long de la période médiévale et moderne un courant relativement marginal sur la scène théologique islamique, a repris depuis un siècle une vigueur nouvelle, avec la montée d’un mouvement de réforme de l’islam, le salafisme. La crise que traverse aujourd’hui l’islam sunnite, dont le terrorisme n’est qu’un des aspects les plus visibles, tient très largement au succès de plus en plus large, et rarement conscient, de cette théologie du refus de la théologie, cette théologie qui pense l’inutilité de la théologie. Cette théologie dont Dieu est absent, sauf sous la forme de commandements.

Un certain nombre de musulmans sont aujourd’hui influencés par cette théologie-là, sans avoir nécessairement conscience des fondements de cette théologie, et surtout sans savoir qu’elle n’est, en islam, qu’une théologie parmi d’autres. En refusant un Dieu accessible à la raison et à la relation, le hanbalisme présente un Dieu qui s’identifie avec ses commandements, soudain investis d’une puissance considérable et même d’une forme d’absolu. Cela ne rend pas nécessairement violent, Dieu merci ; mais le succès récent d’une théologie qui absolutise les commandements, qui couronne le légalisme, explique en bonne partie l’engouement si frappant de l’islam contemporain pour des questions jusque-là marginales, voire absentes, qu’elles soient alimentaires ou vestimentaires. Si la littérature sur le fameux voile dont les femmes doivent se couvrir n’existe pas avant la fin du XIXe siècle, mais explose à la fin du XXe, ce n’est pas sans lien avec cette conception agnostique de la foi que nous avons décrite : avoir la foi, c’est inscrire dans sa chair même sa soumission à la loi divine, en portant la barbe ou le voile, en affirmant visiblement cet amour de la loi. Reprocher à ces croyants de se perdre dans des détails secondaires et d’en oublier l’essentiel, la relation à Dieu, c’est entamer un parfait dialogue de sourds.


Si croire en Dieu est une voie semée de tels dangers, pourquoi ne pas se débarrasser tout bonnement de ces religions qui risquent toujours de provoquer fanatisme et violence ? Ce serait oublier que les idéologies profanes n’ont jamais provoqué à leur tour tant de fanatisme, et un fanatisme parfois meurtrier, que lorsqu’elles ont voulu se débarrasser de Dieu. Parce que le coeur humain est ainsi fait : quand la place est vide, il faut qu’il comble le trou. Si l’on a écarté les idoles religieuses, on trouvera des idoles séculières : le progrès, l’histoire, la classe, la race, la planète, la liste est longue des candidats qui ont un jour ou l’autre occupé le trône, donnant naissance à des fanatiques parfaitement profanes. Mais profane ou religieux, le fanatisme a la même origine : l’absence de Dieu, qu’on a voulu remplacer par autre chose. Le meilleur moyen de ne pas le remplacer, c’est sans doute de le laisser à sa place. Parce que Dieu seul est Dieu.