Paris, Editions Parole et Silence/Communion, 2020.

Vincent Carraud est professeur d’histoire de la philosophie moderne en Sorbonne. Il a reçu en 2010 le grand prix de philosophie de l’Académie française.


Avec la foi, ce ne sont pas les chrétiens qui déposent et font crédit, c’est Dieu qui ouvre un crédit. La foi est un crédit que les fidèles ont auprès de Dieu. La définition de la foi n’en fait donc pas originellement un acte d’adhésion subjective (une croyance). La foi-hypostase est un acompte, un crédit foncier déposé sur notre compte par Dieu même. p. 38.


Non seulement les chrétiens ne sont pas nuisibles à l’Etat, dont ils partagent tout avec les païens, mais ils lui sont même utiles. L’accusation de praesumptio se retourne donc, révélant une praesumptio typiquement païenne, celle de condamner le bien quand il vient des chrétiens parce qu’il vient des chrétiens, et de le condamner jusqu’à les condamner et de les condamner jusqu’à la persécution.
La question d’une actualité politique de l’apologétique se pose donc ainsi : sommes-nous aujourd’hui dans une situation de paganisme et de persécution ? De persécution, sûrement pas – du moins en Occident. De paganisme, oui, rigoureusement. Et qu’est-ce que les chrétiens ont à être en situation de paganisme ? Ils ont à être des athées ! De quoi les chrétiens sont-ils aujourd’hui accusés, et dont ils auraient à se défendre ? Comme au second siècle, d’être des athées, c’est-à-dire de nier les dieux du paganisme. On comprendra qu’il n’y a là aucun paradoxe, si l’on sait identifier les dieux du paganisme antique : les dieux ou les idoles de ce paganisme contemporain ne sont rien d’autre que ce qu’on appelle aujourd’hui les « valeurs ». Il est inutile que je multiplie les exemples que chacun a à l’esprit, panthéon décadent trop nombreux dans lequel on choisit individuellement, par affinité ou par préférence, telle ou telle cause pour à la fois l’invoquer et la défendre – sans même voir qu’alors on expose les avatars d’un bien naïf à la fragilité de l’opinion : la revendication d’égalité qui confond les droits civiques (l’égalité civique des citoyens) et les droits civils et sociaux ; le droit de « mourir dans la dignité », comme si la déchéance du corps était une indignité morale ; la croyance selon laquelle ce que l’on peut faire (techniquement), on doit le faire ; le droit de tuer les enfants – qu’on se rappelle l’A Diognète : les chrétiens « ont des enfants, mais ils n’abandonnent pas leurs nouveau-nés. Ils partagent tous la même table, mais non la même couche » (V, 6-7) ; l’eugénisme, c’est-à-dire l’idée selon laquelle l’homme peut et doit être « refait » grâce aux recherches biologiques et aux planifications qu’elle permettra ; une écologie morale portant une vue éthique sur la nature, dont la pire expression est le bien-être animal, qui transforme une écologie pourtant salutaire pour l’homme en une régression précisément « morale » ; et peut-être même la valeur démocratie, comprise telle qu’elle l’est aujourd’hui dans les régimes déjà démocratiques, analysée à la lumière de la question que pose Rémi Brague : la démocratie est-elle un régime qui permet la survie de l’homme ? Brague appelle « parontocentrisme » « le fait que notre expérience du temps et de notre existence dans le temps est centrée sur le présent », désir de faire table rase du passé ; tout se passe aujourd’hui comme si c’était l’homme lui-même qui devait créer l’homme, selon une « pragmatique humaine » qui échapperait à la nature, etc. Bref, toutes ces « valeurs » qui sont, remarquons-le d’ailleurs, engendrées par ce que Nietzsche appelait « la volonté de puissance ». De tous ces dieux-là, les chrétiens ont à être les athées. pp. 52-54.