L’histoire sainte est faite de commencements absolus qui restent ensuite éternellement acquis. Or ceci est contraire à la conception spontanée de l’esprit humain. Pour celui-ci, il y a deux ordres de réalités : celles qui ne commencent ni ne finissent et que Philon appelle les choses divines – et celles qui commencent et qui finissent, les réalités corruptibles. Mais la notion de réalités qui commencent et ne finissent pas est un scandale pour la raison humaine et apparaît comme spécifiquement chrétienne. Telles sont, pour Augustin, les grandes décisions créatrices de Dieu qui constituent l’histoire : la création du monde, la création de l’homme, l’alliance avec Abraham, la résurrection de Jésus-Christ, la vie éternelle, où les destinées sont irrévocablement fixées. Grégoire de Nysse a donné l’expression de cette vue de l’histoire quand il a écrit qu’ « elle va de commencements en commencements par des commencements qui n’ont jamais de fin ».


Si nous voulons embrasser tous les aspects du problème, nous arrivons alors à discerner une double relation du christianisme et de l’histoire. D’une part, le christianisme est dans l’histoire. Il apparaît à un moment donné dans le développement des événements historiques. Il fait partie de la trame de l’histoire totale. En ce sens, il est objet de connaissance pour l’historien qui le décrit en tant qu’il affleure dans la série des faits historiques observables. Mais, par ailleurs, l’histoire est dans le christianisme ; l’histoire profane rentre dans l’histoire sainte, car c’est elle à son tour qui est une partie dans un tout où elle constitue une préparation. Cette préparation remplit la totalité du siècle présent. Mais le christianisme est précisément le siècle futur, déjà présent en mystère. En ce sens, dans sa réalité profonde, il est un au-delà non seulement d’un moment, mais de la totalité de l’histoire. Il est vraiment « novissimus », le dernier ; avec lui la « fin » est déjà là. Mais, et c’est tout le mystère de l’Eglise, cet au-delà de l’histoire est déjà présent et coexiste avec elle.


L’intégrisme consiste à maintenir les structures caduques confondues avec les réalités éternelles. Identifiant le christianisme avec un moment de son développement, l’intégrisme se diversifie d’ailleurs d’après la diversité des archaïsmes : nostalgie d’un retour au christianisme primitif ; volonté de restaurer un nouveau moyen-âge ; attachement désespéré au christianisme bourgeois qui se meurt. Mais il y a un autre danger, qui est celui du modernisme et qui consiste à évacuer l’essentiel avec le caduc et à pousser l’adaptation jusqu’à sacrifier le dépôt de la foi. C’est ici que nous voyons que si le christianisme est dans l’histoire, il ne s’y identifie pas. C’est seulement sa périphérie qui est atteinte par la caducité qui frappe les civilisations, mais son essence incorruptible échappe à la loi du vieillissement.


Si les patries sont la condition normale de l’exercice de la vie morale, elles constituent aussi un obstacle. Dans la mesure où l’homme s’y installe, il oublie qu’elles ne sont que des réalités secondes et provisoires et que, en fait, sa vraie vocation est celle de l’unité. La déportation, en arrachant l’homme à sa patrie terrestre, peut lui faire prendre mieux conscience du fait qu’il n’a pas ici de vraie patrie : « Tant que nous sommes dans ce corps, nous sommes des étrangers loin du Seigneur » (2Co 5, 6). Et un écrivain du second siècle, l’auteur inconnu de l’Épître à Diognète, écrivait magnifiquement des chrétiens : « Toute terre étrangère leur est une patrie, et toute patrie leur est une terre étrangère. » Quelle que soit la terre où l’exil et la déportation le chassent, le chrétien y retrouve cette patrie véritable qu’est pour lui la communauté chrétienne, anticipation de la patrie céleste ; et quand bien même il est dans sa patrie charnelle, il sait qu’en réalité, là n’est pas sa vraie patrie. Mais il risquerait de l’oublier et c’est là où la déportation, en secouant cet ordre provisoire, rappelle à l’homme son plus haut destin.


La réapparition dans notre temps de la réalité antique des déportations redonne aussi de l’actualité à une autre antique réalité qui en constitue la contrepartie, celle de l’hospitalité. Le problème de l’hospitalité est ainsi imposé par la réalité sociale actuelle. Or, il faut dire brutalement que le monde chrétien occidental n’était pas préparé à rencontrer ce problème. Je me souviens de ce témoignage d’un de nos amis chinois, qui a fait à pied le pèlerinage de Pékin à Rome ; il constatait qu’à mesure qu’il se rapprochait, l’hospitalité allait diminuant, ce qui est un peu ennuyeux. Quand il était en Asie Centrale, cela allait très bien ; quand il traversait les pays slaves cela allait encore ; mais quand il abordait les pays latins, c’était fini. Cette constatation un peu brutale nous fait toucher qu’il y a dans notre monde chrétien occidental d’aujourd’hui une carence du sens de l’hospitalité.


Nous comprenons ce qu’est la civilisation : essentiellement un ordre de choses, où l’homme est respecté et aimé, et où il est d’autant plus aimé qu’il est plus faible, plus isolé, plus malheureux. Et au contraire, tout ordre de chose où le faible, où l’étranger, est méprisé, rejeté, supprimé, n’est pas une vraie civilisation, quand même on y trouverait tous les raffinements de la technique la plus poussée. Il faut enfin mettre la civilisation où elle est, il faut cesser de la mettre dans le progrès matériel, il faut la mettre dans un certain niveau d’humanité. Or l’accueil de l’hôte constitue un des critères les plus traditionnels et les plus sûrs pour définir ce qu’est l’humanité.


La mystification que les marxistes reprochent aux chrétiens, ce sont eux qui l’opèrent. Le vrai opium du peuple, qui détourne des tâches réelles, c’est le mythe du paradis terrestre. Car en orientant l’action ouvrière vers une subversion totale du temporel, dont on lui fait attendre une société parfaite, on la détourne des efforts limités et seuls vraiment efficaces, pour corriger ce qui peut être corrigé et rendre moins misérable la condition présente de l’homme. Sartre a raison de montrer que l’idéalisme est la pire des hypocrisies, car il sacrifie au triomphe illusoire d’une idéologie les résultats limités, mais du moins bien réels, qui sont de l’ordre du possible.


La différence du christianisme et des religions non chrétiennes est celle du héros et du saint. Les efforts auxquels se livrent les ascètes de l’Inde sont une chose admirable. Ils représentent ce qu’il y a de plus grand dans l’ordre humain. Mais les saints sont autre chose. Ils sont souvent des êtres humainement lâches et faibles. Ils entreprennent cependant des choses difficiles et qui sont au-dessus des forces de l’homme, mais c’est en s’appuyant sur la force de Dieu. Tels étaient les martyrs des premiers siècles. Tel un Jean de Brébeuf qui déclarait être incapable de se piquer le doigt avec une épingle et qui partait évangéliser les Iroquois en sachant qu’il s’exposait aux pires supplices. C’est pourquoi le saint peut rester humble jusque dans les actes les plus difficiles. C’est pourquoi aussi le martyre et la sainteté sont des preuves de la divinité du christianisme. Si le témoignage du martyre venait seulement de ce qu’il atteste que le christianisme a pu susciter un don total, on aurait raison de répondre que d’autres causes en ont fait autant. Ce qui en fait un témoignage, c’est qu’il manifeste une action divine là où précisément il n’y a pas de générosité exceptionnelle. L’héroïsme montre ce que peut l’homme. La sainteté montre ce que peut Dieu. Et c’est pourquoi aucune disposition humaine ne conditionne la sainteté. Elle ne demande que la foi.


Ma vraie gloire, ce ne sont pas les dons humains que je peux avoir, mais la puissance de Dieu qui agit en moi. Et cette gloire-là, n’est pas une gloire qui me revient à moi, mais qui revient totalement à Dieu. Ce que je fais de grand, finalement, ce n’est pas les misérables moyens humains que je peux mettre au service de la Parole ; ce que je fais de grand, c’est ce que la Parole de Dieu opère en moi et par moi et dont je n’ai aucunement à me glorifier parce que toute la gloire en revient à Dieu.


Rien n’est plus loin du coeur de saint Paul qu’une certaine domination cléricale qui est une caricature du vrai zèle apostolique, où on ne doit aimer les âmes que pour le Christ et jamais aucunement pour soi et ne jamais rien faire pour les retenir à soi, mais aimer assez les âmes pour nous réjouir de leur bien, même si ce n’est pas nous l’instrument du bien. Là est le point essentiel et la marque même de l’amour désintéressé, car il faut nous réjouir absolument du moment qu’une influence bonne s’exerce et ne jamais accaparer une âme. Ceci est capital. Autrement, nous nous cherchons nous-même et cela corrompt la pureté du zèle apostolique.