Chanter n’est que la plus belle façon de pleurer.


Quelqu’un m’a demandé récemment près de quel ordre religieux j’avais bu si profondément aux sources liturgiques. Avant ces dernières années, je n’ai jamais parlé à moine, ni à nonne, je n’ai jamais mis le pied dans un parloir de monastère. Mais ma Grand’Mère était une de ces vieilles Françaises qui chantaient Vêpres tous les dimanches, complies les jours de fête et qui suivaient minutieusement dans leurs gros livres aux feuillets jamais les Ténèbres de la Semaine Sainte et les Grandes matines de Noël et du Jour des Morts. J’ai entendu, à neuf ans, l’inconsolable cri de l’homme. Il est entré en moi, alors ; il n’en est plus ressorti. Je crois que Job et David auront été mes vrais, mes premiers Pères entre tous ceux qui sont pour nous poètes, Prophètes et Génies.


J’ai vu bien d’autres bois ensuite ! mais le Bois d’Usy – ce Bois – fut, une fois, le Bois unique. Et toutes les fois, depuis que je suis allée au Bois dans les contes que je me conte, dans les chansons que je me chante, je reprends la sente magique où, pour la première fois entrée au secret de la solitude, parmi les champignons, les mousses, les digitales, les fougères, j’ai respiré l’odeur merveilleuse de l’enchantement sauvage…


En 1892 et 93, je me suis trouvée, de toute ma vie, le plus près de devenir une sainte. Je préparais ma première communion. A toutes les croix de carrefour, Notre-Seigneur me faisait signe. Je marchais dans les sentiers avec les Anges et il y avait, au bord du Cousin, tout près du « Chêne de la Peur », dans un retrait de rochers et de mousses, une secrète petite fontaine où j’ai essayé, tant que j’ai pu, de faire apparaître la Sainte Vierge, sans jamais y parvenir. J’ai idée que si j’étais demeurée dans ce pays-là, toute ma vie, à garder « les moutons de mon père » au lieu d’entrer au Lycée de mon père, où j’ai appris tant de choses inutiles, j’aurais fini par entendre ces voix faire des miracles et – qui sait ? – peut-être même « sauver la France » un beau matin; au cas où elle en aurait eu besoin encore par aventure… Mais on abandonne toujours pour de vaines convenances humaines, le profond, le divin, l’unique nécessaire.


Mais j’entrevois à présent – ah ! j’ai peur d’errer – que cet amour de Dieu, sans « douceurs sensibles » n’est pas le plus grand amour. Le plus grand amour, c’est l’amour de l’homme. Avec Dieu, quand Il vous délaisse, toute source est tarie. Il est Dieu. On sait bien qu’on n’y perdra rien. Avec l’homme, quand il ne paie pas de retour, et, plus encore, quand il trahit, on sait qu’on y perdra tout en cette vie et en l’autre. Et pourtant, on aime sans compter, on continue de donner tout. C’est là, de tous les amours, le plus désintéressé, le plus pauvre, le plus dénué de tout, le plus pur, qui n’aura pas sa récompense.
J’ai l’idée qu’il y a sur la terre – peu nombreux – des saints et des saintes de l’amour humain que Dieu lui-même regarde avec une grande tendresse – tout ce qui est amour monte à Lui – et à qui, en fin de compte, il paiera les dettes de l’Homme insolvable.


Quand j’étais petite, j’avais peur en m’approchant du puits, peur en entrant dans la cathédrale. Mais quelqu’un alors était là, une main qui prenait la mienne, une voix qui éclairait l’angoisse. Je suis toujours petite et je n’ai plus personne…


C’est étrange, chez moi, ces clartés brusques de Pentecôte. C’est à l’éclair de la Pentecôte qu’il y a bientôt cinquante ans, je me suis convertie, que j’ai fait mon premier sacrifice de coeur et changé de chemin pour traverser la terre. C’est ce jour-là que quelqu’un m’a soufflé : « Le remède d’aimer, c’est d’aimer davantage ».


J’avais toutes les vocations à la fois : tendresse humaine, poésie, prière. Je me suis prodiguée en générosités contradictoires. Il eût fallu choisir un seul but, une seule voie : Dieu ; et rejeter tout le reste. Je n’ai pas su, je n’ai pas voulu. J’ai suivi toutes mes routes, je ne me suis fixée nulle part. Au lieu de sainte, j’ai fait un vagabondage entre terre et ciel.


J’ai toujours été petite fille sage qui craint tout et n’ose faire ni mal, ni bien. Je n’ai jamais désobéi, sauf une fois.
J’ai été toute passion, tout élan, toute flamme, toute folie. Je suis morte plusieurs fois de désir et de douleur en moi-même. Pourtant, je n’ai jamais commis d’action folle ou singulière. Sauf une fois.
Ma seule action déréglée, je m’en suis rendue coupable quand j’aimais Jésus. Ce jour-là, un jour de mai, je traversais la Cathédrale pour aller en classe. L’église était vide, l’église où il ne faut ni parler haut, ni toucher à rien, ni marcher vite. Brusquement, j’abandonnai à terre mon sac d’écolière et je courus poser ma tête, passionnément, sur l’autel du Sacré-Coeur, réclamant à Jésus l’anneau du mariage. Ah ! si Monsieur le Curé m’avait trouvée là ! ou le sacristain ou la chaisière, quelle confusion ! J’aurais été chassée et couverte de honte, comme une petite couturière surprise, au coin d’une rue, en rencontre d’amour, et qui ne sait plus où aller, après, quand les gens l’ont regardée.
Ce fut ma seule folie de jeunesse. J’en tremble encore. Comment avais-je pu ? J’avais douze ans alors. Je ne me connaissais pas. Depuis, je me suis connue. Ah ! que j’aurais volontiers rompu mes enfantines fiançailles ! J’ai eu si grand besoin parfois d’endormir mon front, un instant, sur une épaule vivante ! Mais je ne l’aurai jamais appuyé qu’à la pierre de l’autel et Dieu m’a tenue, malgré moi, mariée à lui, le doigt serré dans un dur anneau de solitude qui fait si mal. O fidélité de Dieu à une âme changeante ! Le temps a dispersé tout orage et je me retrouve, vers le soir, avec mon coeur d’enfance lavé de grâce, prise de sourire, la tête penchée sous une caresse invisible. Il fait si jeune au ciel qu’il semble que je n’aie jamais passé par un autre chemin que celui qui menait en mai, de l’église à l’école, et sur lequel j’avais rencontré et demandé en mariage si hardiment Jésus-Christ, Notre Seigneur.


Mon esprit voyait trop clair. Il était aigu, acéré, caustique à l’extrême. Il raillait, piquait, mordait. Et il avait les rieurs pour lui ! Comme j’étais, à ce moment-là, laide, chétive, honteuse plus que je ne l’ai jamais été (tout à fait le « vilain petit canard » au milieu de mes camarades), mes mots étaient mon seul succès. Justement celui des bossus. Mes ennemis me jugeaient « rosse » et mon frère m’appelait « vipère »
Un jour, je les ai crus. J’ai vu ma faute, ma langue venimeuse, mortelle. Une chrétienne pouvait-elle s’endurer ainsi ? Mais renoncer à mon esprit… Qu’avais-je d’autre au monde ? Ni beauté, ni charme, rien pour plaire. Y renoncer. Je ne pouvais m’y résoudre. Il m’en coûtait trop cher. Il m’en coûtait tout.
C’est alors que j’ai eu l’idée de me faire acheter mon esprit par Dieu lui-même. Une espèce d’expropriation avec une indemnité.
Je le lui ai vendu cher – ce qu’il voudrait, sans fixer le prix, pourvu qu’il fût avantageux. Dieu est riche. Je comptais qu’Il paierait bien.
Une fois le marché conclu – je suis honnête en affaires – je n’osai plus me servir de l’esprit que j’avais cédé. D’abord, je parus contrainte, empruntée, comme quelqu’un frappé d’une infirmité subite. Le mot me montait aux lèvres, léger, malicieux. Je le ravalais. C’était dur. Je restais là, figée, comme quelqu’un frappé d’une infirmité subite.
Puis l’accoutumance m’aida de plus en plus. Et je suis devenue peu à peu la douce petite vieille ni vue, ni connue, à laquelle personne n’a plus fait attention dans la maison, ni dans la ville, pas plus attention qu’à une allumette éteinte.
Alors est venue le succès étrange, inattendu, que Dieu m’a donné en échange de ma malice.


Serai-je consolée un jour – ou punie – de mes colères contre la Mort ? Car j’ai eu beau lire, apprendre, savoir, penser et croire tout le bien qu’on en peut dire, la Mort m’a toujours trouvée hurlante à la face du Ciel. Toujours bête sauvage, d’abord. C’est seulement, ensuite, après, que revenait mon âme et que je pansais de mon mieux, avec mes propres pensées, le mal odieux, irréparable, qu’Elle avait fait à tel des miens et bien plus profond encore, celui qu’en moi, malgré moi, Elle avait fait à Dieu.


Je n’ai pas envie d’être parfaite comme l’homme parfait est parfait. Je n’ai pas envie d’entretenir en moi cette conscience policière qui épie tous mes sentiers pour saisir le péché qui passe. Je n’ai pas envie de prendre cette sacrée fatigue qui, nuit et jour, mesure, ajuste, taille, rogne, rabote, reboute pour tirer de l’arbre noueux – l’arbre vivant – une juste planche de cercueil.
Je voudrais être parfaite comme le Père est parfait. En Lui est la Loi, mais en Lui, le Jeu. Son oeuvre est séraphin, mais aussi papillon. Elle est cieux, étoiles, obéissance d’astres, mais aussi feu, vent et caprices de nuages.
Il s’amuse à des fleurs. Il a inventé pour rire (si ce n’est pas pour rire, pour quoi est-ce ?) les queues d’écureuil, les plumes de paon, les pattes de cigogne, les bosses de chameaux et de dromadaires.
Et s’Il trouve du plaisir peut-être à ce qu’un saint moine tenté se donne de nuit las discipline, Il bénit aussi d’un sourire le chevreau qui danse, la poule qui pond et le bouc à longue barbe qui se marie à sa biquette.
Je voudrais que mon âme aussi – et mon oeuvre aussi – fût ordre et fût fantaisie.


J’étais souffrante. J’ai dû me reposer longuement au jardin. C’était un peu avant le soir, à l’heure la plus douce de l’après-dînée. Grâce à Dieu ! les gens de la maison étaient pour longtemps sortis et dès que je me suis trouvée là, étendue, les mains immobiles, la solitude peu à peu s’est approchée, m’est montée au coeur.
Alors, au dernier soleil, un petit oiseau est venu. Un petit oiseau gris, jeune, ébouriffé. Je ne savais pas son nom. Il était sorti d’un arbrisseau et, de loin, me regardait en penchant la tête de côté. Comme je ne bougeais pas, il s’enhardit et vint jouer tout près de moi à battre des ailes dans la poussière. Puis il eut l’air de s’endormir ; le bec sous les plumes, et tout à coup s’envola, disparut dans le feuillage. Mais il me voyait toujours, se cachait un instant et revenait tout à coup faire l’espiègle dans le calme tendre où j’étais. Il ne me quittait pas. Je lui parlais du regard. Nous étions amis ensemble.
Et brusquement les larmes me sont montées aux yeux parce qu’il y avait trop longtemps, des mois et des mois, que je n’avais parlé toute seule à un petit oiseau.


La gloire, cette rumeur de la poussière, ce vent de mensonge dans la solitude qui vous fait croire qu’un homme – un monde – s’est levé au loin pour vous sauver.
La voix de l’amour – si douce ! – sans l’amour.
Être connu : une façon plus éclatante d’être inconnu ou méconnu.
Il y a dans l’homme une vérité – Entre deux hommes, il n’y en a plus guère, entre beaucoup d’hommes, il n’y en a plus que de moins en moins. La renommée n’est qu’un malentendu qui se propage, un mensonge qui s’étend.


Comme je suis contente que Dieu ne soit pas un saint !
Si un saint avait créé le monde, il aurait créé la colombe, il n’aurait pas créé le serpent. Il aurait créé la colombe ?… Il ne l’aurait pas créé « mâle et femelle », il n’aurait pas osé créer l’Amour, il n’aurait pas osé créé ce Printemps qui trouble toute chair au monde. Et toutes les fleurs auraient été blanches.
Dieu soit loué ! Dieu en fait de toutes les couleurs… Dieu n’est pas un saint.
Dans son oeuvre hardie, il ne s’est pas soucié des disciplines et de l’édification des saints et s’Il était homme au lieu d’être Dieu, Il aurait encouru la censure des saints…
J’entends Bossuet : « Otez ce parfum qui damne, ôtez cette fleur. »
Pourtant vous êtes Saint, ô mon Dieu, Saint qui sanctifiez le saint, mais vous êtes aussi Créateur qui fécondez l’artiste. Autre est la grâce de l’artiste, autre est la grâce du Saint et pourtant elles sont la même : le don de Vous, ô mon Dieu, de Vous si grand que partent de Vous et mènent à Vous ces voies de sainteté et de beauté qui, semble-t-il, s’opposent.
Et c’est votre grandeur qui me rassure et m’empêche de trembler quand les saints me troublent en réduisant tous les chemins à leur seule route.
Ne crains pas. Sois parfaite de ton mieux, ô mon âme, non comme tel ou tel homme est parfait, mais comme toi-même doit l’être, selon toi-même. Toutes les perfections sont en Dieu : la leur, la tienne. Monte par ton chemin à toi, monte ! »