Paris, Editions du Cerf, 1963.

Ida Friederike Görres (1901-1971), est un écrivain catholique allemande.


Les recherches de psychologie des profondeurs ont suffisamment mis en lumière qu’il y a une phobie maladive, névrotique à l’égard de la vie du corps, qu’il ne faut point confondre avec la chasteté. Le psychologue E. Schottländer affirme qu’à la racine de presque toutes les formes connues de névrose, il y a précisément la protestation contre trois conditions fondamentales de l’existence humaine : le fait d’avoir un corps, d’être sexué et d’être une créature sociale, c’est-à-dire dépendante d’autres. Le névrosé ressent ce triple conditionnement comme une humiliation ; tant qu’il persiste en ce sentiment et ne se soumet pas à ce conditionnement, tant qu’il ne l’accepte pas avec humilité, il ne peut être guéri. p. 39.


Dans la virginité du Christ (et dans celle de Marie) se révèle un plus, non un moins d’humanité – une plénitude, une hauteur, à côté de quoi la norme humaine apparaît fragmentaire et imparfaite.
Participer à ce plus, telle est la nostalgie qui s’exprime dans la virginité chrétienne. Il ne s’agit point ici de performance personnelle et de choix propre ; il s’agit de « celui qui peut comprendre » – et cela ne peut être qu’un don. p. 42.


Peut-être est-il permis de penser que la virginité de Jésus et de Marie peut être interprétée comme une sorte d’anticipation de l’état eschatologique : avertissement qui nous renvoie à quelque chose qui, à nous tous, a été montré d’avance. N’est-il pas étrange que quiconque se décide à vivre dès ici-bas en « témoin de la résurrection », en signe visible d’un mystérieux avenir, ne peut le faire qu’en renonçant à la forme humaine normale d’« immortalité » : la survivance dans une descendance. Ainsi se détachent l’une par rapport à l’autre, avec un singulier relief, les formes de la vie dans le temps et hors du temps.
Dieu appelle donc des hommes à représenter ce qui vient, afin que cet avenir ait déjà commencé parmi nous, ne fût-ce que sous la forme du serviteur. Non pour humilier et déprécier les autres, mais pour leur montrer où ils vont – comme une avant-garde eschatologique. pp. 44-45.


Etymologiquement, la « fiancée » ne signifie nullement l’amoureuse, mais la promise, c’est-à-dire l’accordée — celle qui a été promise. L’accent n’est pas sur le choix subjectif, mais sur le fait d’être promise, d’avoir été choisie. La fiancée ne peut plus disposer d’elle-même, elle est « accordée » et ne peut ni ne veut se reprendre.
Deuxièmement : Il n’y a qu’une fiancée de Dieu. La fiancée qui espère être conduite au foyer n’est autre que la totalité du créé : le peuple de Dieu, l’Eglise, la Jérusalem céleste, l’humanité, le cosmos, la créature tout court : tout se fond dans une même figure de fiancée, figure de l’Avent, en attente de Celui qui doit venir, de quelque chose dont même le Fils ne savait ni le jour ni l’heure, et dont la venue est cependant aussi certaine que celle de notre mort. pp. 46-47.


La virginité est, comme toute forme de chasteté, un comportement corporel : elle n’est possible que dans la chair, elle est réalisation d’un destin d’homme et de femme, autant que l’accomplissement sexuel. L’ordre de la création n’y est point renié ni rejeté : c’est à l’intérieur même de cet ordre que l’on réalise une anticipation qui va dans le sens de la perfection à laquelle il est destiné.
Tout ceci n’entend ni diminuer ni idéaliser la virginité terrestre qui, comme l’amour, n’existe ici-bas que dans la condition du serviteur. Et ceci est vrai à un degré que traduit l’affirmation fréquente chez les Pères, selon laquelle la virginité est une autre forme du martyre, voire ce qui remplace le martyre qui n’est plus imposé du dehors ; dans le double sens de témoignage et de sacrifice douloureux de la vie. Mais cette affirmation grave et catégorique s’inscrit tout entière dans la conviction inébranlable qu’une vie si haute vaut le sacrifice de tout ce qui lui fait obstacle. p. 54.


A la femme, il appartient d’administrer la chaleur plutôt que la lumière.
La lumière est une des choses que la femme cherche, consciemment ou inconsciemment chez l’homme – sinon chaque femme chez chaque homme. Il me semble qu’à cet égard, nous sommes souvent sous-estimées et précisément de la part des prêtres. On – c’est-à-dire les hommes – pense souvent que la femme cherche seulement un aliment « pour sa sensibilité ». Mais bien des femmes cherchent justement, avec leur sensibilité, l’esprit et son illumination ; leur sensibilité même voudrait être éclairée et guidée par lui. La faim de vérité, d’intelligence des choses (incluse dans la faim de comprendre et d’être comprise) n’est pas nécessairement morose, sentimentale ; souvent elle inclut le désir d’être reconnue, c’est-à-dire regardée, comprise par l’esprit. Cette faim n’est pas peu de chose et elle est sans doute plus vive et plus répandue que beaucoup ne le pensent. Et c’est elle, peut-être, essentiellement, qui contribue à faire des femmes des êtres souvent plus « religieux » que les hommes. p. 76.


Pour d’innombrables femmes de tous les milieux et niveaux culturels, mariées ou célibataires, le prêtre est le seul et unique homme qui les considère et les traite, elles, comme un être spirituel, comme un être humain, comme une âme. Cela peut être une expérience unique, bouleversante, qui transforme toute une vie. La femme « expérimentée » du point de vue mondain, qui a du succès, qui connaît beaucoup d’hommes et pense être au courant des choses de l’amour, la femme entourée, désirée, gâtée, poursuivie, celle-là précisément reçoit la plus forte impression lorsqu’elle rencontre un homme qui ne voit pas en elle un jouet érotique, mais tout autre chose : non pas un objet de désir et de jouissance, de curiosité, de jeu et de plaisir, ni la créature soumise destinée à l’utilité, au service, à la commodité et à l’économie domestique, mais la personne immortelle, créée en vue de Dieu, qui lui est confiée. Ce fût peut-être cette expérience qui convertit Madeleine. p. 79.


Dans la pastorale, on rencontre une exigence plus fréquente, plus pressante, que celle de maîtriser les forces de l’éros (cette difficulté est parfois très surestimée) : c’est d’accueillir aussi, d’accueillir justement, la femme dépourvue de charme, dont la féminité apparaît irritante, agaçante, peut-être même ridicule et pénible, lui réserver autant de bonté, d’intérêt, de déférence et de politesse qu’à la femme sympathique. C’est, chez le prêtre, la pierre de touche de la maturité, de l’affinement du cœur. pp. 85-86.


Combien de fois ne voit-on pas se concentrer sur le prêtre toute la faim de bonheur, d’amour, de direction, d’une jeune fille !
Que doit-il faire alors ? Mépriser la femme ? La repousser, se renfermer, se défendre par la fuite, refuser la consolation, retirer son secours ? Eh bien, non, ce n’est pas, semble-t-il, la bonne réponse. Le prêtre doit apprendre à soutenir l’assaut des cœurs, la marée des sentiments – avec respect, tact, patience, avec humour – avec un véritable amour, enfin, qui soit humain, et qui réponde. Cet amour, il ne ressortit pas au domaine érotique, il n’a pas nécessairement grand’chose à voir avec la sympathie, mais c’est néanmoins de l’amour, quelque chose de très fin, de très délicat, de très inflexible.
L’esprit chevaleresque de l’homme se manifeste là : il se défend, et met les choses au clair, sans humilier la femme, sans la priver de ce qu’il lui doit humainement. Souvent le prêtre est appelé à assumer ce service, digne d’un saint Michel : comprendre l’impétuosité, voire les débordements d’une femme, comme expression de sa détresse, de sa solitude, de son excès de gratitude — et ne pas entrer pourtant dans le jeu des forces obscures qui la troublent. Il lui appartient de la protéger contre sa propre faiblesse et contre ce chaos en elle, qu’elle veut et ne veut pas ; contre son inflammabilité, et ce besoin de chercher un appui qui, si facilement, dégénère en besoin d’enlacer ; contre sa volonté souvent inconsciente, camouflée et cependant si fanatique, de conquérir l’homme dans le prêtre.
Il doit aussi la protéger contre l’impureté de son cœur à lui qui ne demanderait qu’à répondre, contre l’homme vil qu’il sent en lui et qui, bien souvent, aimerait prendre la proie à bon marché, abandonnée à sa merci. Il n’a pas droit de se faire des illusions, car c’est à lui qu’est confié le ministère de l’esprit, de l’intelligence, du discernement. pp. 88-89.


Tous les grands directeurs de conscience ont su que le prêtre doit aider l’âme à devenir libre et indépendante, libre même de lui : il ne doit être qu’introducteur ; doucement, mais sévèrement, il doit détacher de lui-même ce besoin de remettre sa liberté qui se cramponne à lui et ne veut pas le quitter. Dans cette lutte aussi, il lui appartient de prêter à la femme assistance contre sa nature féminine, et souvent contre lui-même.
Un mot de Talleyrand mérite d’être retenu : « On ne peut s’appuyer que sur ce qui résiste. » p. 96.