Discours de Harvard, juin 1978.

Trad. Geneviève et José Johannet, Paris, Editions Les Belles Lettres, 2019.

Alexandre Issaëvitch Soljénitsyne (1918-2008) est mobilisé en 1941 dans les rangs de l’Armée rouge, arrêté à la veille de la victoire pour avoir prétendument insulté Staline dans une lettre à un ami, et purgera huit ans de détention et trois de relégation. En 1962, la parution d’Une journée d’Ivan Denissovitch révèle l’univers du Goulag jusque-là tabou. En 1970, le prix Nobel de littérature lui est décerné. En décembre 1973, paraît à Paris (en version russe) L’Archipel du Goulag, tableau de la terrible répression exercée en Union soviétique sur des millions de citoyens. En février 1974, il est déchu de sa citoyenneté et expulsé de son pays : il se fixera d’abord en Suisse puis aux Etats-Unis. A la chute de l’URSS, sa nationalité lui est restituée et il rentre en Russie, près de Moscou, où il vivra jusqu’à sa mort.


Lorsque les Etats occidentaux modernes se sont constitués, ils ont proclamé le principe suivant : le gouvernement doit être au service de l’homme, et l’homme vit sur cette terre pour jouir de la liberté et chercher le bonheur (cf., par exemple, la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis). Or, voici qu’au cours des dernières décennies le progrès technique et le progrès social ont enfin permis de réaliser ce rêve : un Etat assurant le bien-être général. Chaque citoyen a reçu la liberté tant désirée, en même temps que la quantité et la qualité de biens matériels qui auraient dû assurer son bonheur – du moins selon la conception à bon marché qu’on s’en était forgée au cours des mêmes décennies. En négligeant seulement un petit détail psychologique : le désir constant d’avoir toujours plus, toujours mieux, et la lutte serrée qu’il entraîne impriment sur beaucoup de visages occidentaux la marque de la préoccupation et même de l’accablement, en dépit de l’usage qui commande qu’on dissimule soigneusement des expressions comme celles-là. Cette concurrence active et serrée mobilise toutes les pensées de l’individu, bien loin de favoriser son libre développement spirituel. Chacun se voit assurer l’indépendance par rapport à de nombreuses formes de pression étatique, la majorité dispose d’un confort dont nos pères et nos grands-pères n’avaient aucune idée, on peut désormais élever la jeunesse dans l’esprit des nouveaux idéaux, en l’appelant à l’épanouissement physique et au bonheur, en la préparant à posséder des objets, de l’argent, des loisirs, en l’habituant à une liberté de jouissance presque sans limites – alors dites-moi au nom de quoi, dites-moi dans quel but certains devraient s’attacher à tout cela et risquer leur précieuse vie pour la défense du bien commun, surtout dans le cas brumeux où c’est encore dans un pays éloigné qu’il faut aller combattre pour la sécurité de son peuple ?
Même la biologie sait cela : il n’est pas bon pour un être vivant d’être habitué à un trop grand bien-être. Aujourd’hui, c’est dans la vie de la société occidentale que le bien-être a commencé de soulever son masque funeste. pp. 24-27.


En conformité avec ses objectifs, la société occidentale a choisi la forme d’existence qui était pour elle la plus commode et que je qualifierai de juridique. Les limites (fort larges) des droits et du bon droit de chaque homme sont définies par un système de lois. A force de s’y tenir, de s’y mouvoir et d’y louvoyer, les Occidentaux ont acquis une bonne dose de savoir-faire et d’endurance juridique. (Mais les lois sont si complexes qu’un simple citoyen est incapable de s’y reconnaître sans l’aide d’un spécialiste.) Tout conflit reçoit une solution juridique, et c’est là la sanction suprême. Si un homme se trouve juridiquement dans son droit, on ne saurait lui demander plus. Allez donc lui dire, après cela, qu’il n’a pas entièrement raison, allez lui conseiller de limiter lui-même ses exigences et de renoncer à ce qui lui revient de droit, allez lui demander de consentir un sacrifice ou de courir un risque gratuit… vous aurez l’air complètement idiot. L’autolimitation librement consentie est une chose qu’on ne voit presque jamais : tout le monde pratique l’auto-expansion, jusqu’à ce que les cadres juridiques commencent à émettre de petits craquements. (Juridiquement, les compagnies pétrolières sont sans reproche lorsqu’elles achètent le brevet d’invention d’une nouvelle forme d’énergie afin de pouvoir l’étouffer. Juridiquement sans reproche, ceux qui empoisonnent les produits alimentaires afin de prolonger leur durée de conservation : le public reste toujours libre de ne pas acheter.)
Moi qui ai passé toute ma vie sous le communisme, j’affirme qu’une société où il n’existe pas de balance juridique impartiale est une chose horrible. Mais une société qui ne possède en tout et pour tout qu’une balance juridique n’est pas, elle non plus, vraiment digne de l’homme. Une société qui s’est installée sur le terrain de la loi, sans vouloir aller plus haut, n’utilise que faiblement les facultés les plus élevées de l’homme. Le droit est trop froid et trop formel pour exercer sur la société une influence bénéfique. Lorsque toute la vie est pénétrée de rapports juridiques, il se crée une atmosphère de médiocrité morale qui asphyxie les meilleurs élans de l’homme.
Et face aux épreuves du siècle qui menacent, jamais les béquilles juridiques ne suffiront à maintenir les gens debout. pp. 27-29.


La nécessité de donner avec assurance une information immédiate force à combler les blancs avec conjectures, à se faire l’écho des rumeurs et de suppositions qui ne seront jamais démenties par la suite et resteront déposées dans la mémoire des masses. Chaque jour, que de jugements hâtifs, téméraires, présomptueux et fallacieux qui embrument le cerveau des auditeurs – et s’y fixent ! La presse a le pouvoir de contrefaire l’opinion publique, et aussi celui de la pervertir. La voici qui couronne les terroristes des lauriers d’Erostrate ; la voici qui dévoile jusqu’aux secrets défensifs de son pays ; la voici qui viole impudemment la vie privée des célébrités au cri de : « Tout le monde a le droit de tout savoir » (slogan mensonger pour un siècle de mensonge, car bien au-dessus de ce droit il y en a un autre, perdu aujourd’hui : le droit qu’a l’homme de ne pas savoir, de ne pas encombrer son âme créée par Dieu avec des ragots, des bavardages, des futilités. Les gens qui travaillent vraiment et dont la vie est bien remplie n’ont aucun besoin de ce flot pléthorique d’informations abrutissantes).
La presse est le lieu privilégié où se manifestent cette hâte et cette superficialité qui sont la maladie mentale du XXe siècle. Aller au coeur des problèmes lui est contre-indiqué, cela n’est pas dans sa nature, elle ne retient que les formules à sensation.
Et, avec tout cela, la presse est devenue la force la plus importante des Etats occidentaux, elle dépasse en puissance les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Pourtant, voyons : en vertu de quelle loi a-t-elle été élue et à qui rend-elle compte de son activité ? Si, dans l’Est communiste, un journaliste est ouvertement nommé comme tout fonctionnaire – quels sont les électeurs de qui les journalistes occidentaux tiennent leur position prépondérante ? pour combien de temps l’occupent-ils et de quels pouvoirs sont-ils investis ?
Enfin, encore un trait inattendu pour un homme venu de l’Est totalitaire, où la presse est strictement unifiée : si on prend la presse occidentale dans son ensemble, on y observe également des sympathies dirigées en gros du même côté (celui où souffle le vent du siècle), des jugements maintenus dans certaines limites acceptées par tous, peut-être aussi des intérêts corporatifs communs – et tout cela a pour résultat non pas la concurrence, mais une certaine unification. La liberté sans frein, c’est pour la presse elle-même, ce n’est pas pour les lecteurs : une opinion ne sera présentée avec un peu de relief et de résonance que si elle n’est pas trop en contradiction avec les idées propres du journal et avec cette tendance générale de la presse. pp. 35-38.


Il est un fait incontestable : à l’Ouest, affaiblissement du caractère en l’homme ; à l’Est, son affermissement. En six décennies notre peuple, en trois décennies les peuples de l’Europe de l’Est sont passés par une école spirituelle qui laisse loin derrière elle l’expérience de l’Occident. Complexe, mortelle, une vie écrasante y a forgé des caractères plus forts, plus profonds et plus intéressants que la vie occidentale au bien-être réglementé. Pour cette raison, la transformation de notre société en la vôtre signifierait sur certains points une élévation ; sur certains autres – et combien précieux – un abaissement. Non, une société ne saurait demeurer au fond d’un abîme sans lois, comme c’est le cas chez nous, mais ce lui serait une dérision de rester à la surface polie d’un juridisme sans âme, comme vous le faîtes. Une âme humaine accablée par plusieurs dizaines d’années de violence aspire à quelque chose de plus haut, de plus chaud, de plus pur que ce que peut aujourd’hui lui proposer l’existence de masse en Occident que viennent annoncer, telle une carte de visite, l’écoeurante pression de la publicité, l’abrutissement de la télévision et une musique insupportable. pp. 43-44.


Il y a encore deux cent ans, en Amérique il y a même cinquante ans de cela, il eût semblé impossible d’accorder à l’homme une liberté sans freins, comme ça, pour l’assouvissement de ses passions. Depuis lors, toutefois, dans tous les pays occidentaux, cette liberté s’est érodée, on s’est définitivement libéré de l’héritage des siècles chrétiens avec leurs immenses réserves de pitié et de sacrifice, et les systèmes étatiques n’ont cessé de prendre l’aspect d’un matérialisme de plus en plus achevé. En fin de compte, l’Occident a défendu avec succès, et même surabondamment, les droits de l’homme, mais l’homme a vu complètement s’étioler la conscience de sa responsabilité devant Dieu et la société. Durant ces dernières décennies, cet égoïsme juridique de la philosophie occidentale a été définitivement réalisé, et le monde se retrouve dans une cruelle crise spirituelle et dans une impasse politique. Et tous les succès techniques, Cosmos compris, du Progrès tant célébré n’ont pas réussi à racheter la misère morale dans laquelle est tombé le XXe siècle et qu’il eût été impossible d’imaginer, fût-ce à partir du XIXe. pp. 56-57.


La conscience humaine antireligieuse avait fait de l’homme la mesure de toute chose sur la Terre, de l’homme imparfait, jamais exempt d’orgueil, de cupidité, d’envie, de vanité et de dizaines d’autres défauts. Et voici que les fautes dont le prix n’avait pas été estimé au début du chemin se vengent aujourd’hui. Le chemin que nous avons parcouru depuis la Renaissance a enrichi notre expérience, mais nous avons perdu le Tout, le Plus-Haut qui fixait autrefois une limite à nos passions et à notre irresponsabilité. Nous avions placé trop d’espoirs dans les transformations politico-sociales, et il se révèle qu’on nous enlève ce que nous avons de plus précieux : notre vie intérieure. A l’Est, c’est la foire du Parti qui la foule aux pieds, à l’Ouest, la foire du Commerce : ce qui est effrayant, ce n’est même pas le fait du monde éclaté, c’est que les principaux morceaux en soient atteints d’une maladie analogue.
Si l’homme, comme le déclare l’humanisme, n’était né que pour le bonheur, il ne serait pas né non plus pour la mort. Mais corporellement voué à la mort, sa tâche sur cette Terre n’en devient que plus spirituelle : non pas un gorgement de quotidienneté, non pas la recherche des meilleurs moyens d’acquisition, puis de joyeuse dépense des biens matériels, mais l’accomplissement d’un dur et permanent devoir, en sorte que tout le chemin de notre vie devienne l’expérience d’une élévation avant tout spirituelle : quitter cette vie en créatures plus hautes que nous n’y étions entrés. Inéluctablement, nous sommes amenés à revoir l’échelle des valeurs qui sont répandues parmi les hommes et à nous étonner de tout ce que celle-ci comporte aujourd’hui d’erroné. pp. 61-62.