En ce que ce jour-là, Dieu s’arrête d’œuvrer – en hébreu, c’est le verbe shabat. Sans cet arrêt, la création ne serait pas achevée. Or, un tel arrêt a au moins deux aspects : l’un concerne la relation de Dieu à lui-même, l’autre sa relation au monde créé. D’une part, s’arrêter d’œuvrer signifie pour Dieu mettre un terme à la puissante maîtrise déployée jusque-là et, dès lors, se montrer plus fort qu’elle, libre par rapport à elle. En cessant son travail, Dieu se montre maître de sa propre maîtrise, et c’est là le secret de sa douceur. D’autre part, en assumant ainsi une limite, Dieu ouvre un espace d’autonomie pour ce qui n’est pas lui, à savoir l’univers et en particulier l’humanité à qui il vient de confier la terre (1, 26-28) ; il ménage un lieu de liberté et de vie à autre que lui. Une double liberté donc : liberté de Dieu vis-à-vis de sa puissance, et liberté pour ceux qui bénéficient de ce retrait divin. De surcroît, cette double autonomie – qui va de pair avec la séparation entre Dieu et le monde – prépare le terrain pour une possible alliance.


Mais en quoi le sabbat, le repos du septième jour est-il aussi un don de Dieu ? En réalité, c’est sur l’arrière-plan de la servitude égyptienne où aucun repos n’était accordé par Pharaon à ses esclaves, que ce repos prend vraiment tout son relief. Adonaï, le nouveau maître du peuple, veille en effet à le libérer de tout travail nécessaire, quand bien même celui-ci se limiterait à préparer un repas. En l’invitant à épouser son propre rythme en prenant un repos hebdomadaire, Dieu signifie aux Israélites sa volonté réelle de liberté pour eux : ils n’ont plus à être esclaves de personne, même pas d’eux-mêmes, de leur faim, de leur peur de manquer, de leur désir d’en avoir plus – c’est-à-dire de leur convoitise. D’emblée, le sabbat est donné comme un antidote à ce qui constituerait en fait un esclavage intérieur.


On s’en souvient : en s’arrêtant (shabat), le Créateur met une limite au déploiement de sa propre puissance, montrant ainsi qu’il en a la maîtrise et ne lui est donc pas soumis, et libérant du même coup un espace d’autonomie pour la créature, en particulier l’humanité. S’il en est ainsi, que signifie le sabbat prescrit ici à Israël ? Le texte du décalogue est clair : il s’agit en quelque sorte de faire mémoire de l’agir divin en vivant le septième jour comme un jour saint, un jour différent. Et la mémoire dont il est question ne se résume pas à une pensée, un souvenir. C’est une mémoire vivante, active, qui consiste à imiter Dieu.


Au chapitre 1 de la Genèse, on le sait, l’être humain est créé à l’image de Dieu (Gn 1, 26-28). Mais cette image est inachevée, de sorte que la vocation de l’humain est précisément de s’achever comme image de Dieu. Si donc un croyant cherche à se réaliser en déployant une puissance qui se voudrait sans limite, il révèle par là même quelle est en vérité son image de Dieu : un Dieu surpuissant et sans limite. Or, on l’a vu, ce n’est pas là le Dieu de la Genèse. Comment, du reste, un tel Dieu pourrait-il être un Dieu d’alliance ? Il s’agit plutôt d’une de ces idoles que le premier Testament dénonce avec vigueur. Et comme toute idole, elle est potentiellement meurtrière, puisqu’aux idoles, ce sont des êtres humains qu’on offre en sacrifice. Or, c’est bien là ce qui se passe, malheureusement. Celui qui n’admet pas de limite au déploiement de sa puissance ou de son avidité, pourquoi une vie humaine l’arrêterait-elle ? Ce ne sont pas les exemples qui manquent, ni dans le domaine de l’économie, ni dans celui de la politique ! À l’opposé, le précepte du sabbat indique un remède à ce type d’idolâtrie : il propose à l’être humain d’assumer positivement ses limites en en faisant un lieu de rencontre et d’alliance avec l’autre. C’est alors qu’en vérité, il s’accomplit à l’image de Dieu.