Le plus déconcertant est que très souvent le mal et la peine que nous infligeons à la personne aimée, par une loi aussi ancienne que diabolique, coexistent avec l’amour et sont peut-être, par rapport à lui, pour oser une expression mathématique, inversement proportionnels. « Il n’y a pas de tourments que l’amoureux ne soit disposé à infliger au nom de son amour », écrit Angelo Gatti dans un livre de maximes ; quelques pages plus haut, le même moraliste énonce avec une finesse mélancolique : « Aux jours de l’amour, nous avons su où l’amante était le plus sensible : c’est là que nous la blesserons à ceux de la rancoeur. Les preuves d’amour, qui paraissent en ses débuts si généreusement données, sont enregistrées une à une dans une mémoire implacable, qui les reproche toutes dans l’abandon.»
C’est ainsi : car l’amour – par quoi j’entends à la fois le béguin, la passion, le « flirt » de plage, l’infatuation romantique –, s’il ne se perpétue pas en se consacrant par le lien religieux ou du moins le lien naturel de la famille, porte en lui – et il l’annonce à chaque instant – le germe de l’inimitié la plus amère : l’heure de l’abandon, du départ, souvent du reniement et du rejet.


On a beau se moquer des uniformes, mettre au ban épaulettes et brandebourgs, il y a et il y aura toujours des âmes qui naissent avec des galons, et pour qui le sens de la vie consiste à se voir céder le pas devant une porte, à donner un ordre d’une voix impérieuse, à prononcer un interdit, un châtiment, à se dire à soi-même en s’endormant le soir après une nouvelle promotion : à partir de demain, trois comptables, trois cent mille soldats, trente millions de citoyens me sont soumis.
Faute de légions en armes, de sujets, d’ouvriers en bleu de travail sur qui élever son sceptre, ces âmes galonnées se contentent, pour exercer leur pouvoir, d’une soubrette payée à l’heure à qui faire refaire trois fois la poussière selon leur inaliénable « système », ou d’une douzaine d’écoliers restant à l’étude à tenir en rangs, d’un regard foudroyant, dans une cour de récréation.


Le concept paradoxal mais vrai sur lequel nous devons fonder notre conduite à l’égard des pauvres, est que les pauvres sont au monde non pour recevoir mais pour donner : non pour nous « faire faire » du bien, mais pour nous combler des dons les plus précieux pour notre bonheur personnel.


Qui est donc le malade ? Avant d’être une créature transpercée dans sa chair, le malade – même quand il vit dans le cercle d’une nombreuse communauté – est un exilé. Si attentifs soient les soins et la compassion qui l’entourent, son mal l’enferme dans une île triste ; la tyrannie de la douleur, tout au long de la journée, l’éloigne des autres. Même aux jours de répit et de relatif bien-être, quand il suit la télévision mêlé à la famille et qu’on le voit sourire, en réalité il n’a pas quitté le rocher solitaire sur lequel la maladie a relégué son âme profonde.