Conscient de l’influence considérable exercée par la musique sur les âmes, Platon entendait, dans sa cité idéale, la faire participer à l’éducation et à la vie morale du citoyen — ce qui exigeait, du même coup, d’en fixer étroitement les formes admissibles (en termes de modes, de rythmes, d’instruments). L’Eglise d’Orient fit de même avec les images. La prise en compte de leur puissance propre conduisit à leur accorder une place éminente dans la liturgie et la dévotion, mais aussi, pour cette raison même, à en encadrer sévèrement les types recevables. En Occident, le manque de réflexion à l’égard de la puissance spécifique des images, et la prétention peu fondée que leur action pouvait être circonscrite à l’instruction et l’ornement, autorisèrent une bien plus grande liberté. Le monde latin « s’est contenté d’une solution qui nous paraît bancale, facile, confortable, mais qui avait […] un mérite, celui d’autoriser toutes sortes d’expériences, toutes formes de représentations, des plus simples aux plus savantes, des plus ambitieuses aux plus populaires, des plus réalistes aux plus abstraites. »


« S’il n’y a pas de mystère et de profondeur, si l’objet de la révélation peut être connu et sondé jusqu’au fond par un acte unilatéral de la cognition, nous avons un savoir et non pas une révélation. […] L’inaccessibilité du mystère, dans la révélation, est corrélative de sa connaissance. Le transcendant devient immanent, sans perdre sa nature ; de même qu’inversement, l’immanent pénètre le transcendant, sans le surmonter. »


« Le mot idole dérive d’une racine grecque signifiant voir (eidô) avec la connotation de savoir. « Idole » est à entendre dans la mouvance de la préhension et de la prétention du saisir comme totalisation. « Icône » en revanche vient de la racine eikô, être semblable à, ressembler. Le terme est à entendre avec une nuance de comparaison, de déplacement métaphorique. » On comprend alors comment le doublet eidôlon/eikôn a pu être mis à profit pour distinguer, et opposer, d’une part une image censée « saturer » le regard, une image qui en met « plein la vue » — l’idole —, d’autre part une image qui, par ce qu’elle montre, ouvre à ce qui ne se montre pas — l’icône.


A cette ambiguïté de l’abstraction, entre assomption d’un héritage et rejet de ce même héritage, s’en ajoute une autre, tout aussi profonde. D’un côté, l’abstraction reconduit la peinture vers le sacré, en la détachant de la figuration d’un monde qui, désenchanté, a perdu la faculté de relier au divin. D’un autre côté, elle apparaît moins comme une façon d’échapper à l’« arraisonnement » du monde que comme le répondant, en peinture, de son occultation et de son concassage organisés par les dispositifs modernes, le contrepoint artistique à l’abstraction de la vie moderne elle-même, résultant de la logique industrielle et du règne de l’argent en tant qu’équivalent universel.


En disposant le monde à notre usage, la technique moderne semble annuler la distance qui nous en sépare. Mais ce contact est illusoire, car médiatisé par un gigantesque dispositif qui rend le réel plus lointain qu’il ne l’a jamais été. C’est pourquoi, dans la situation où nous sommes, un peu de présence au présent ne s’obtient que par de patients détours — l’un des plus féconds consistant à renouer, par les œuvres qu’elles nous ont laissé, avec d’anciennes strates d’humanité. « Il y a des époques où le passé est le peu de présent que nous ayons. » Ce qui est déjà beaucoup. Les maîtres du passé savaient ce qu’ils faisaient en réalisant dans leurs ateliers des images qui dureraient des siècles : ils les faisaient pour nous.