Bien que Dieu vive dans les âmes d’hommes qui n’ont pas conscience de Lui, comment puis-je dire que je L’ai trouvé et me suis trouvé en Lui si je ne Le connais jamais, ne pense jamais à Lui, ne m’intéresse pas à Lui, ne Le recherche pas ou ne désire pas Sa présence en mon âme ? A quoi sert de lui faire quelques prières de pure forme, puis de me tourner d’un autre côté et de donner tout mon esprit et toute ma volonté aux créatures, ne tendant qu’à des buts éloignés de Lui ? Quand bien même mon âme pourrait être justifiée, si pourtant mon esprit n’appartient pas à Dieu, alors moi non plus je ne Lui appartiens pas. Si mes désirs, au lieu d’aller jusqu’à Lui, se dispersent dans Sa création, c’est parce que j’ai réduit Sa vie en moi au niveau d’une formalité, l’empêchant d’exercer sur moi une action véritablement vitale.


Voici donc ce que signifie rechercher Dieu parfaitement : me détourner de l’illusion et du plaisir, des inquiétudes et des désirs de ce monde, des œuvres dont Dieu n’a pas besoin, d’une gloire qui n’est qu’ostentation humaine ; conserver mon esprit libre de tout désordre, afin que ma liberté soit toujours à la disposition de Sa volonté ; conserver le silence dans mon cœur et écouter la voix de Dieu ; débarrasser mon intelligence des concepts et des images des créatures afin d’éprouver le contact secret de Dieu dans la foi ; aimer tous les hommes comme moi-même ; reposer dans l’humilité et trouver la paix en me retirant des luttes et des rivalités ; me tenir à l’écart des discussions et me débarrasser de la lourde charge des jugements, de la censure et de la critique, et de tout le fardeau d’opinions que je n’ai point l’obligation de porter ; avoir une volonté qui soit toujours prête à se replier sur elle-même et à concentrer au plus profond de soi toutes les forces de l’âme pour espérer et attendre en silence la venue de Dieu, restant en suspens, tranquille et sans effort, dans la pensée que je dépends de Lui en tout ; réunir tout ce que j’ai et tout ce que je suis capable de supporter, de faire ou d’être, et donner tout cela à Dieu dans la résignation d’un amour parfait, d’une foi aveugle, d’une confiance sincère, pour accomplir Sa Volonté.


Et maintenant, je pense à la maladie qu’est l’orgueil spirituel. Je songe à l’irréalité particulière qui pénètre dans le cœur des saints et ronge leur sainteté avant qu’elle ne soit mûre. Il y a dans tout homme religieux quelque chose de ce ver. Dès qu’ils ont fait quelque chose qu’ils savent être méritoire aux yeux de Dieu, ils ont tendance à s’en attribuer la réalité et à la faire leur. Ils ont tendance à détruire leurs vertus en les revendiquant pour eux-mêmes et à revêtir de vertus qui appartiennent à Dieu les illusions qu’ils se font sur eux-mêmes. Qui peut échapper au secret désir de respirer une atmosphère différente de celle du reste des hommes ? Qui peut faire le bien sans trouver quelque douceur à se distinguer du commun des pécheurs de ce monde ?
Lorsqu’elle réussit à ressembler à l’humilité, cette maladie est très dangereuse. Quand un orgueilleux se croit humble, son cas est désespéré.
Voici un homme qui a fait maintes choses qu’il était dur à sa chair d’accepter. Il a subi de difficiles épreuves et accompli bien des travaux et, par la grâce de Dieu, il est arrivé à posséder une habitude de force d’âme et de sacrifice de soi-même, qui rendent enfin l’effort et la souffrance aisés. Il est raisonnable que sa conscience soit en paix. Mais, avant qu’il ne s’en rende compte, la paix sans mélange d’une volonté unie à Dieu devient la satisfaction d’une volonté qui se complaît dans son propre mérite.
Le plaisir qu’il éprouve en son cœur quand il fait des choses difficiles et réussit à les bien faire lui dit secrètement : « Je suis un saint ». Il se rend compte alors que les autres l’admirent. Le plaisir se change en un feu suave et dévorant. La chaleur de ce feu produit une sensation qui ressemble beaucoup à l’amour de Dieu. Elle s’alimente des mêmes vertus dont se nourrit la flamme de la charité. Il brûle de l’admiration de lui-même et pense : « C’est le feu de l’amour divin. »
Il prend son propre orgueil pour le Saint Esprit.


Les saints sont contents d’être des saints, non parce que leur sainteté les rend admirables aux autres, mais parce que le don de sainteté les amènes à admirer tous les autres. Elle leur donne des yeux capables de trouver le bien dans les plus affreux criminels. Elle les délivre du fardeau de juger d’autres hommes, de condamner d’autres hommes.


Les âmes sont comme une cire qui attend un sceau. Par elles-mêmes, elles n’ont pas d’identité spéciale. Leur destinée est d’être amollies, et préparées dès cette vie, par la volonté de Dieu, pour recevoir, à leur mort, le sceau de leur degré de ressemblance avec Dieu dans le Christ.
Et c’est, entre autres choses, ce que signifie être jugé par le Christ.
La cire qui a été fondue dans la volonté de Dieu peut facilement recevoir le sceau de son identité, la vérité de ce qu’elle était destinée à être. Mais la cire qui est dure, sèche, friable et sans amour ne prendra pas l’empreinte : car le sceau, en s’appliquant sur elle, la réduit en poudre.


La route ordinaire qui mène à la contemplation passe par un désert sans arbre, sans beauté et sans eau. L’esprit pénètre dans une solitude et chemine à l’aveuglette dans des directions qui semblent s’éloigner de tout ce qu’on peut voir, de Dieu, de toute satisfaction et de toute joie. Il peut devenir presqu’impossible de croire que cette route conduit quelque part sinon en des lieux désolés couverts d’ossement desséchés — la ruine de toutes nos espérances et de toutes nos bonnes intentions.
L’aspect de ce désert est quelque chose de si terrible pour la plupart des hommes qu’ils refusent de s’engager sur ses sables brûlants et de cheminer parmi ses rochers. Ils ne peuvent croire que l’on doive découvrir la contemplation et la sainteté dans une désolation où il n’y a ni nourriture, ni abri, ni repos, ni rafraîchissement pour leur imagination, leur intelligence et les désirs de leur nature.
Convaincus que l’on doit mesurer la perfection à de fulgurantes intuitions de Dieu et de ferventes résolutions d’une volonté enflammée d’amour ; persuadés que cette sainteté est une question de ferveur sensible et de résultats tangibles, ils ne veulent pas entendre parler d’une contemplation qui ne satisfait pas leur raison et n’apporte à leur esprit et à leur volonté ni consolation ni joie appréciables. Ils veulent savoir où ils vont et voir ce qu’ils font, et dès qu’ils pénètrent dans des régions où leur activité est comme paralysée et ne porte pas de fruits visibles, ils tournent les talons et reviennent dans les champs luxuriants où ils peuvent être sûr qu’ils font quelque chose et vont quelque part. Et s’ils ne peuvent obtenir les résultats qu’ils désirent avec une ardeur si intense, du moins, pourvu qu’ils aient dit beaucoup de prières, se soient imposé beaucoup de mortifications, aient prononcé beaucoup de sermons, lu, et peut-être, également, écrit beaucoup de volumes et d’articles, feuilleté beaucoup de livres de médiation, acquis des centaines de dévotions nouvelles et différentes, et entouré la terre d’une ceinture de pèlerinages, ils se convainquent eux-mêmes qu’ils ont fait de grands progrès. Non point que toutes ces choses-là ne soient excellentes en elles-mêmes : mais il y a dans la vie d’un homme des moments où elles deviennent une échappatoire, un narcotique, un refuge contre l’éventualité de souffrir dans l’obscurité, les ténèbres et l’impuissance et de permettre à Dieu de nous dépouiller de nos faux « moi » et de faire de nous les hommes nouveaux que nous sommes réellement destinés à être.


Il arrive souvent qu’un vieux frère qui a passé sa vie à faire du fromage, à cuire du pain, à réparer des chaussures ou à conduite un attelage, est un plus grand contemplatif et qu’il est plus saint qu’un prêtre qui a absorbé toute l’Ecriture et toute la Théologie, qui connaît les écrits de tous les grands saints et des grands mystiques, et qui a disposé de plus de temps pour la méditation, la contemplation et la prière.