Que l’Eternel ait franchi le seuil du temps et soit entré dans l’histoire, aucun esprit humain ne le comprendra jamais. L’idée « pure » qu’il se fait de Dieu le mettra même en garde contre ce qu’il semble y avoir de contingent et d’anthropomorphique dans cette conception. Mais c’est là le coeur même du christianisme. La pensée seule ne va pas loin dans ce domaine. Un ami m’a dit une fois un mot qui m’a fait entrer plus avant dans ce mystère qu’une simple pensée. Nous nous entretenions de questions de ce genre et il dit : « L’amour fait de ces choses ». Cette parole m’est toujours une lumière. Ce n’est pas qu’elle éclaire vraiment l’esprit, mais elle appelle le coeur qui, par ses divinations, pénètre dans le mystère. Celui-ci n’est pas compris, mais il devient plus proche et le danger du « scandale » disparaît.
Aucune grande chose humaine n’est issue de la seule pensée ; toutes sont le fruit de l’amour, le produit du coeur. Mais le coeur a ses raisons que la raison n’entend pas. Pour les entendre, il faut avoir un certain don… Mais, quand c’est Dieu qui aime ! Quand la profondeur et la puissance de Dieu se soulèvent, de quoi l’amour ne sera-t-il pas capable alors ? D’une si grande splendeur, qu’à celui qui ne part pas de l’amour, elle devra apparaître comme une folie et une absurdité.


Le royaume de Dieu est là où Dieu règne. Que se passe-t-il quand Dieu règne ? Ou plutôt demandons : qu’est-ce qui a de l’influence sur nous ? Qui règne en moi ? Ce sont surtout des hommes. Ceux qui me parlent, que je lis, que je fréquente, qui se dérobent. Ceux qui me donnent ou me refusent, m’aident ou me résistent. Les hommes que j’aime, auxquels je suis obligé, dont j’ai soin, que j’influence. Ce sont eux qui règnent en moi. Dieu, au contraire, n’entre en ligne de compte en moi que malgré les hommes, dans la mesure où il me reste du temps quand je leur ai donné satisfaction, dans la mesure où leurs exigences permettent à mon attention de se détourner d’eux ; dans la mesure même ou sous leur emprise, je n’ai pas l’impression que Dieu est inexistant après tout. Dieu ne règne que dans la mesure où la conscience que j’ai de lui réussit à s’imposer à moi malgré les hommes, à travers et à côté d’eux…


Qu’est-ce qui est le plus facile ? Faire que le malade soit guéri ou que le pécheur ne soit plus coupable ? On a pris l’habitude de répondre que l’un est aussi difficile que l’autre, que celui-là seul peut remettre, qui est capable de créer. Non, remettre, réellement remettre, dans un sens absolu, est plus difficile que créer. Dieu seul peut créer assurément. Mais, dirons-nous volontiers, seul le Dieu qui est au-dessus de Dieu, est capable de remettre le péché. Le mot est insensé, mais c’est pour cela même qu’il dit quelque chose de juste. Le Christ est venu effectivement pour nous annoncer le Sur-Dieu, non pas l’Être Suprême, mais le Père, caché dans une lumière inaccessible, dont personne ne savait rien, vraiment personne, avant que le Fils ne l’ait révélé. Nous devons prendre au sérieux la Révélation. Les hommes ne savaient vraiment pas que Dieu est tel qu’il doit être pour pouvoir remettre les péchés. Car ce qu’ils entendaient par là auparavant, ce n’était pas une rémission véritable, c’était couvrir le péché, en détourner les yeux, c’était ne pas en tenir compte, c’était ne plus s’en irriter et ne pas le punir.
La véritable rémission dépasse la création d’aussi loin que l’amour dépasse la justice. Or, si la création qui fait être ce qui n’était pas, est un mystère impénétrable, c’en est un autre, échappant totalement au regard humain, et à la mesure humaine, que ce pardon par lequel Dieu fait du pécheur un homme sans culpabilité.


La vie de foi exige une transformation du sens du réel. Pour notre conscience, prisonnière du monde et ajoutons, confuse dans sa vision du monde lui-même, le corps est plus réel que l’âme, l’électricité plus réelle qu’une pensée ; la puissance plus réelle que l’amour, l’utilité plus réelle que la vérité et tout cela ensemble, le monde plus réel que Dieu. Comme il est difficile dans la prière elle-même d’avoir le sentiment de la présence réelle de Dieu. Comme il est difficile et rarement donné, dans la méditation, de saisir le Christ comme un être réel, et surtout comme plus réel et plus puissant que les choses de la vie courante ! Qui est capable de se lever, d’aller parmi les hommes, de vaquer à ses affaires quotidiennes, de sentir les forces de l’ambiance et de la vie publique, et de dire quand même que Dieu est plus réel, que le Christ est plus fort que tout cela ? Qui le dira spontanément et sincèrement sans forcer les données de sa conscience ?