Paris, Editions Mille et une nuits, 2010.

Gaspard-Marie Janvier, de son vrai nom Hubert Aupetit, né le 6 janvier 1954, est un critique littéraire et écrivain français, ancien élève de l’École normale supérieure (section Sciences, promotion 1973), agrégé de mathématiques et de lettres modernes, et docteur ès lettres avec une thèse sur Blaise Pascal. Il est professeur de littérature en hypokhâgne et khâgne au lycée Louis-le-Grand, auteur d’ouvrages et d’articles sur l’aéronautique et sur la météo, joueur de cornemuse irlandaise et de bouzouki. En 2016, il cofonde l’École professorale de Paris, établissement privé de formation des enseignants.


Aucune société humaine, de mémoire d’anthropologue, n’avait jusqu’à présent institutionnalisé sa propre destruction après l’avoir préparée, et pour ainsi dire programmée techniquement. Qu’observe-t-on en effet, si on fait l’effort de prendre du recul sur l’époque contemporaine ? Que l’eugénisme, le planning familial, les armes de destruction massive sont nés concomitamment, dans les feux et les massacres des guerres mondiales. Simple coïncidence ? J’ai pu le penser. Je ne le crois plus. Un de nos témoins propose une disgracieuse formule pour désigner l’homme de demain enfin libéré des exigences de sa nature : l’« être H ». A la réflexion, ce néologisme me paraît fort pertinent pour désigner la créature autocréée, hostile à la procréation, qu’est l’enfant de la bombe H. Car, au fond, quelle est l’arme la plus destructrice ? Cette bombe qui prolifère de nation en nation et dont l’accumulation est susceptible de détruire plusieurs fois le genre humain, ramenant la terre au tohu-bohu primordial ? Ou bien cette « libération sexuelle » qui elle aussi gagne chaque année de nouveaux peuples, enseignant aux hommes, par tous les canaux éducatifs, éditoriaux et médiatiques à sa discrétion, que la procréation est un mal à combattre, une responsabilité à éviter, une servitude animale dont la médecine et la technologie ont mission de nous affranchir ? Le mariage même, que chaque société humaine avait institué jusque-là, sous une forme ou sous une autre, afin d’assurer sa perpétuation, se voit vider de sa signification par extension à des populations naturellement incapables de procréer — comptant, pour devenir parents, sur la besogne des malheureux, sur le pullulement des pauvres ou sur les progrès d’une médecine zélée à satisfaire les demandes les plus extravagantes. pp. 227-228.


Non, ce n’était pas le simple progrès d’un culte matérialiste et libéral, rejetant tous les mystères pour ne plus se consacrer qu’à ses deux seules valeurs transcendantes — le Plaisir et la Sécurité. C’était un phénomène religieux d’une ampleur, d’une unanimité telles qu’il ne se voit plus tant il est partagé. Il se manifeste dans chacun des gestes, il s’empare de chacun des mots de l’existence, privant l’esprit de toute faculté critique. Oui, c’était la Gnose que je voyais se tortiller devant moi, cette éternelle Gnose, née dans les sables du désert en même temps que les grandes religions du Livre, et dont la poussée n’a cessé de s’exercer sur la nôtre depuis la première hérésie de Marcion. Il y a un dieu bon, un dieu pur, un dieu de lumière, et celui-ci est tout autre que le dieu de la Bible, créateur de la matière donc du mal et de la misère du monde. La Gnose est l’autre nom de l’Eros platonique qui gonfle l’orgueil de l’homme en lui faisant croire qu’il peut fuir la prison du corps pour gagner un monde où il sera libéré des peurs et des manques de sa condition : le voilà enfin le sens mystique des deux obsessions de ce temps, plaisir et sécurité, qui ne font que creuser la peur et attiser le manque ! La Gnose hait le mystère de l’Incarnation. Elle sépare le pur et l’impur. Elle rejette et diabolise l’animalité de l’homme. Elle refuse hystériquement la propagation de la chair. Elle est cette pulsion de mort qui obnubila Freud à la fin de sa vie, viscéralement révolté contre l’évidence d’un monde où l’eros se fait l’esclave de thanatos. Car la Gnose est le désir d’en finir avec tout ce qui nous limite et nous fait souffrir, cette folie profonde faisant de l’anéantissement total la solution à tous les maux humains. La Gnose est cet enfant qui danse devant l’incendie de sa maison, ce badaud qui exulte au spectacle des échafauds et des bûchers. Elle est la pulsion intérieure susceptible de faire de chaque homme un tortionnaire, le serpent qui excite le ressentiment de la créature contre son créateur, lui sifflant qu’il peut devenir l’arbitre absolu du bien et du mal. C’est pourquoi les révélations juive d’abord d’abord, puis chrétienne, se sont reconnues comme ses ennemies les plus résolues, les plus déclarées. L’Incarnation de Notre Seigneur, la venue du verbe en chair apportent le démenti le plus cinglant à la tentation dualiste d’opposer l’âme au corps. Car le corps et l’âme sont réunis dans la chair jouissante et souffrante. La résurrection n’est pas cette extase, cette sublimation par quoi l’homme gagne la vie éternelle en se séparant de son corps, mais bien ce chemin d’expansion vers l’éternité que sait trouver la chair en s’éprouvant elle-même, par toute sa sensibilité, par toutes ses facultés, par toutes ses vérités, fussent-elles les plus triviales, les moins exaltantes aux yeux des philosophes. pp. 229-231.