Trad. Christophe Carraud, Trocy-en-Multien, Editions Conférence, 2021.
Giancarlo Consonni (Merate, 1943) est professeur émérite d’Urbanisme au Politecnico de Milan et directeur scientifique de l’Archivio Pietro Bottoni, qu’il a fondé avec Lodovico Meneghetti et Graziella Tonon. Ses recherches ont porté sur les processus de formation de la métropole contemporaine. Il a écrit de nombreux articles sur les stratégies, les potentialités et les limites du projet moderniste, en particulier sur la pensée et l’œuvre de Giuseppe Pagano, Piero Bottoni, Le Corbusier, Carlo De Carli, Giuseppe Terragni et Edoardo Persiico.
La beauté civile entre crise et nécessité
Le vivre séparé rendu possible par la technologie — et qui fait paraître dépassés des modes de vie et des formes d’habitat de type urbain — est en train de présenter sa note, sur deux fronts : la viabilité écologique et la viabilité sociale (dans laquelle le problème de la sécurité est central). Si la première met en cause au moins trois ordres de questions — l’usage avisé des ressources, le recours à des technologies adaptées, la défense et la protection du sol —, la seconde remet au centre le besoin de ville. Mais alors qu’on partage largement l’opinion que la révolution écologique est une nécessité, la question de la qualité urbaine des habitats et des modes de vie est très loin d’être perçue comme une urgence. Pourtant, pour sortir de la crise dans laquelle nous sommes, les deux questions — la viabilité écologique et la viabilité sociale — exigent un traitement commun et complémentaire. Le sprawl de l’habitat est là pour le démontrer : cette manière, mesurée par la voiture et nettement désurbaine, d’organiser les habitats humains, se révèle non-viable sur les deux fronts ; elle est à la fois un facteur de dissipation d’énergie et une source de désagrégation sociale et d’insécurité. pp. 101-102.
La question de garantir la beauté des paysages, des habitats et des lieux — c’est-à-dire la beauté de tous — est sortie depuis longtemps de l’agenda de beaucoup de spécialistes, comme de ceux qui ont la responsabilité de la chose publique, en particulier en Italie. Ce qui n’empêche pas les questions posées par le petit berger naïf de Vittorini de résister au temps. A la lumière des transformations qui, en Sicile comme ailleurs, ont eu lieu depuis que Les Villes du monde a été écrit, ces questions prennent une valeur anthropologique, et nourrissent d’autres interrogations. Je me contenterai de la suivante : comment expliquer que ces soixante dernières années, alors qu’on a assisté à une esthétisation exacerbée de ce qui concerne les personnes physiques (mode, chirurgie esthétique, tatouages, etc.), la beauté compte précisément parmi les absences les plus criantes dans les transformations qu’ont subies les paysages et les habitats humains ? On peut donner une première explication : narcissisme et individualisme se sont affirmés outre mesure, au détriment d’une identité et d’un orgueil partagés. Et cela parce qu’il n’y a plus — ou elle est trop faible — de volonté collective qui cherche à se représenter dans les villes et les lieux, et donc voie dans leur beauté un élément qui contribue à rendre la vie fascinante et digne d’être vécue, la faisant ainsi devenir un miroir dans lequel se reconnaître. A l’époque médiévale, les villes rivalisaient entre elles en matière de beauté ; et une compétition analogue s’engageait à l’intérieur de chacune d’elles : entre corporations, entre quartiers. Par la suite, même les pouvoirs oligarchiques — le Prince, le Souverain — se sont sentis obligés de promouvoir l’embellissement des villes pour accroître leur crédit. La même raison a conduit la bourgeoisie à ajouter un chapitre important au livre de la beauté urbaine. Pendant une longue phase historique, les lieux de l’habiter partagé en ont tiré avantage. Aujourd’hui la compétition se concentre sur autre chose : le souci obsessionnel du corps, les vêtements, la possession d’objets, tandis que l’architecture restreint son champ d’action à des organismes isolés conçus de plus en plus pour se distinguer, pour se faire remarquer, coûte que coûte, dans une indifférence complète à l’égard de la ville. S’explique ainsi pourquoi le beau cède le pas à l’extravagant et au monstrueux (que l’on confond avec le sublime), et, plus communément, au négligé, avec pour résultat que ce sont surtout les lieux et les paysages qui en font les frais.
Le déclin de la beauté s’est produit sur plusieurs fronts : il a affecté les villes et les campagnes, frappé l’architecture cultivée non moins que l’architecture dite mineure, et à la fois la langue et le dialecte de la construction. A la crise du nouveau s’est ajoutée l’agression contre la beauté produite au long des siècles, réduite désormais à un fait résiduel. pp. 105-107.
Architecture et ville, la perte de la mesure civile
Dans le pays qui peut se prévaloir de lieux et de villes entières d’une beauté extraordinaire, le dessin d’ensemble des habitats a cessé d’être un problème. Quand d’aventure on ne peut s’en passer, il est confié à des architectes à succès, point final. Entendons-nous : la question n’est pas de savoir qui fait quoi, elle est celle des résultats. Et les projets mis en œuvre ces dernières décennies par les archistars surprennent la plupart du temps par leur pauvreté d’idées et de culture : une misère qui n’a d’égal que la velléité de leurs signataires et l’irresponsabilité de leurs promoteurs. L’évaluation des résultats démontre chez le maître d’ouvrage public une impréparation et un manque d’instruments de jugement désarmants. L’attention ne va qu’à la notoriété de l’auteur du projet : à l’abri de la griffe*, les administrateurs publics se sentent parfaitement protégés. Peu importe que cette protection soit aussi le tombeau de toute confrontation civile sur la ville et son destin. Il existe, c’est vrai, des comités de citoyens qui ne se rendent pas à la nouvelle barbarie et quelques (rares) foyers de résistance dans les écoles d’architecture, mais pour le corps social dans sa majorité, la défense de la ville — de l’urbanité et de la beauté des habitats et des paysages — est le cadet de ses soucis. pp. 210-211.
Dans un habitat de plus en plus marqué par l’absence de liens — la tension vers un habiter partagé —, on assiste au glissement de l’architecture vers le message publicitaire. Les auteurs de projet sont de plus en plus incités à nourrir le bombardement médiatique qui affecte depuis quelques décennies non seulement les périphéries métropolitaines, mais la ville compacte elle-même. Résultat : le monde est colonisé par une vaste disneylandisation (les grands enfant sont utiles, pas les citoyens) et les paysages sont la proie d’exercices narcissiques — une foire aux vanités.
Un caractère décisif de l’architecture — la permanence — laisse la place à son contraire : la soumission au changement que poursuit le monde virtuel. Non seulement les prospectives de ceux qui, dans un moment dramatique du siècle court, entrevoyaient la possibilité d’une nouvelle monumentalité, se sont révélées illusoires, mais le compagnonnage même de l’architecture et de l’ars reminiscendi, qui vingt ans plus tôt semblait encore d’une solidité à toute épreuve, fond comme neige au soleil. Le rapport entre mémoire et transformation du monde se brise (un rapport qui a toujours comporté la sélection de ce qu’il y avait à détruire et de ce qu’il y avait à conserver). Mais à présent l’existant, quel qu’il soit, est vécu comme un lien dont se défaire : ce qui l’emporte, c’est la mise à zéro ou l’entassement chaotique. Tout s’aplatit sur le présent. Et le changement a une portée considérable sur plusieurs plans : culturel, civil et politique.
Dans ce processus, les moyens de communication de masse jouent un rôle non négligeable. Les transformations physiques des contextes ne sont matière à articles journalistiques (de plus en plus confiés à internet) ou à émissions télévisées que si elles permettent d’attirer l’attention éphémère des lecteurs et des spectateurs dégoûtés par l’inflation des messages. Cela change déjà le critère du jugement concernant la pertinence des interventions : dans l’échelle des évaluations, plus on monte, plus grande est l’audience*. Des principes qui peuvent tout au plus valoir pour le monde du divertissement remplacent les contrôles fondamentaux sur la qualité des organismes et des lieux. Les media, avec leur tendance à amplifier des gestes déjà excessifs par eux-mêmes, finissent souvent par décider du succès d’opérations architecturales privées d’épaisseur culturelle — quand elles ne sont pas franchement désastreuses — par le simple fait qu’elles suscitent une curiosité momentanée. On encourage ainsi les transformations capables d’étonner, où la stupeur ne naît pas de la beauté mais de l’extravagance. Aucune attention n’est accordée aux interventions pouvant favoriser la coexistence et rendre perceptibles les valeurs qui lui sont liées. La force médiatique l’emporte sur la mesure civile. Nous sommes on ne peut plus loin de l’idéal que Bruno Zevi dessinait par cette formule : « L’architecture comme art ne se contente pas […] de satisfaire le système d’attentes rhétoriques, mais altère, innove, bouleverse les idéologies. »
Aujourd’hui, l’architecture apparaît plus que jamais aplatie sur les mécanismes triomphants (et sur l’idéologie implicite). Et l’opération ne se cantonne pas à la sphère des spécialistes : elle pénètre dans l’imaginaire collectif, alimente un nouveau sens commun, où s’affaiblit terriblement la capacité de réagir au mélange mortel d’homogénéisation et de vain divertissement*, qui cache mal le vide de valeurs et d’idées. pp. 216-219.
Nous sommes face à un des nombreux cas où les nouvelles potentialités offertes par la technique sont utilisées pour amorcer une régression de la civilité.
Ces potentialités ont été utilisées pour mettre fin à la centralité de questions fondamentales pour l’architecture, à commencer par le rapport entre espace intérieur et espace extérieur, et entre public et privé. Des caractères comme la profondeur, la pénombre, le diaphane, l’estompement ont régressé à vue d’œil. Pour ne pas parler du rôle du seuil dans la définition des caractères des bâtiments et de la spatialité, et dans la construction de la ville ; ou des relations avec le cosmos : déjà en régression très nette avec la sécularisation, le sujet est sorti depuis longtemps de l’horizon des architectes et des urbanistes. Ainsi une part non négligeable de la production qu’on appelle architecture s’est réduite à la recherche de formes extravagantes, la transgression et la singularité à tout prix étant devenues la règle, dans un vide abyssal d’idées et de tensions idéales. L’indice de ce vide est le recours à des métaphores banales (la Grande Arche, la bibliothèque-livre, le gratte-ciel-suppositoire, le casino-fiche*, etc.).
Dans cette absence d’idées, d’idéalité et de liens civiles, le kitsch et le monstrueux occupent la scène. Ce qui en fait les frais, c’est aussi, bien sûr, le design urbain, au sens de la volonté de définir des ensembles de constructions douées de sens et de beauté et répondant à des principes d’utilité collective et d’urbanité. Les paysages des métropoles finissent par s’uniformiser de plus en plus sous le signe de la cacophonie ; l’exhibition compétitive tient la rampe : une invasion de narcissismes dévastateurs, exactement comme ce qui se passe dans les nombreux talk-show télévisés. La prophétie qu’Aldo Palazzeschi formulait en 1953 s’est réalisée — mais à une cadence terriblement accélérée : « Les maisons qui se font à Jérusalem ne sont pas différentes de celles qui se font à Rome ou à New York, à Berlin, à Paris — partout. Cent ans encore et les villes se ressembleront avec une monotonie accablante, une platitude et un gris uniformes. » pp. 225-227.