Nouan-le-Fuzelier, Editions des Béatitudes, 2002.
Jacques Philippe est membre de la Communauté des Béatitudes depuis 1976 et prêtre depuis 1985. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de spiritualité et prêche des retraites en France et à l’étranger.
Bien souvent, nous nous trouvons à l’étroit dans notre situation, notre famille, notre environnement. Mais peut-être le vrai problème est-il ailleurs : c’est en fait dans notre cœur que nous sommes à l’étroit, c’est là l’origine de notre manque de liberté. Si nous aimions davantage, l’amour donnerait des dimensions infinies à notre vie, et nous ne nous sentirions plus aussi à l’étroit. p. 21.
Si l’exercice de la liberté comme choix entre différents possibles a bien sûr son importance, il est capital cependant, sous peine de s’exposer à de douloureuses désillusions, de comprendre qu’il existe aussi une autre manière d’exercer sa liberté, moins exaltante de prime abord, plus pauvre, plus humble, mais bien plus courante en fin de compte, et qui est d’une fécondité humaine et spirituelle immense : non seulement choisir, mais aussi consentir à ce que nous n’avons pas choisi. p. 28.
Une des conditions les plus nécessaires pour permettre à la grâce de Dieu d’agir dans notre existence est de dire « oui » à ce que nous sommes, et aux situations qui sont les nôtres.
En effet, Dieu est « réaliste ». La grâce divine n’opère pas dans l’imaginaire, l’idéal, le rêvé. Elle agit dans le réel, dans le concret de l’existence. Même si le tissu dont est faite ma vie de tous les jours ne me paraît pas très glorieux, ce n’est nulle part ailleurs que je pourrai me laisser toucher par la grâce divine. La personne que Dieu aime avec la tendresse d’un Père, qu’il veut rejoindre et transformer par son amour, ce n’est pas la personne que j’aurais aimé être, ou que je devrais être. C’est celle que je suis, tout simplement. Dieu n’a pas d’amour pour des personnes « idéales », pour des êtres « virtuels ». Il n’a d’amour que pour des êtres réels, concrets. Il ne s’intéresse pas aux saints de vitrail mais aux pécheurs que nous sommes. Nous perdons parfois un temps fou dans notre vie spirituelle à nous plaindre de ne pas être comme ceci ou comme cela, à nous lamenter d’avoir tel défaut ou telle limite, à imaginer tout le bien que nous pourrions faire si, au lieu d’être ce que nous sommes, nous étions quelqu’un de moins blessé, de plus doué de telle ou telle qualité ou vertu et ainsi de suite. Tout cela est du temps et de l’énergie perdus, et ne fait que retarder le travail du Saint-Esprit dans nos cœurs.
Bien souvent, ce qui bloque l’action de la grâce divine dans notre vie, ce sont moins nos péchés ou nos erreurs que ces manques de consentement à notre faiblesse, tous ces refus plus ou moins conscients de ce que nous sommes ou de notre situation concrète. pp. 32-33.
Le secret, tout simple en vérité, est de comprendre qu’on ne peut transformer de manière féconde le réel que si on commence par l’accepter. Il est aussi d’avoir l’humilité de reconnaître que nous ne pouvons pas nous changer par nos propres forces, mais que tout progrès, toute victoire sur nous-mêmes est un don de la grâce divine. Je n’aurai pas cette grâce de changer si je ne le désire pas, mais il est nécessaire aussi, pour recevoir la grâce qui va me transformer, de m’accueillir moi-même et de m’accepter tel que je suis. pp. 35-36.
Dans la vie sociale, nous sommes souvent dans une sorte de tension continuelle pour correspondre à ce que les autres attendent de nous (ou ce que nous imaginons qu’ils attendent de nous !), qui peut devenir écrasante à la longue. Notre monde a évacué le christianisme, ses dogmes et ses commandements sous le prétexte que c’est une religion culpabilisante, et on n’a jamais été aussi culpabilisé qu’aujourd’hui : toutes les filles sont plus ou moins coupables de ne pas être aussi belles que la dernière top-modèle en vogue, les hommes de ne pas réussir aussi bien que le patron de Microsoft, etc. Les modèles de réussite que véhicule la culture contemporaine sont bien plus lourds et écrasants que l’appel à la perfection que nous adresse Jésus. pp. 39-40.
Souvent nous n’arrivons pas à accepter les autres parce que dans le fond nous ne nous acceptons pas nous-mêmes. Celui qui n’est pas en paix avec soi-même sera nécessairement en guerre avec les autres. La non-acceptation de soi crée une tension intérieure, une insatisfaction, une frustration que nous reportons souvent sur les autres, qui deviennent les boucs émissaires de nos conflits intérieurs. p. 44.
Quand nous sommes dans une situation de souffrance, ce qui nous fait le plus mal, c’est moins la souffrance en tant que telle que notre refus de cette souffrance. A la douleur elle-même, nous ajoutons en effet un autre tourment : celui de notre refus, de notre révolte, du ressentiment, des inquiétudes que cette souffrance provoque en nous. Il y a en nous comme une tension faite de raidissement, de non-acceptation de la souffrance, qui ne fait qu’augmenter celle-ci. pp. 47-48.
Même si nous mettons en œuvre tout ce qu’il faut pour connaître la volonté de Dieu dans telle ou telle situation (par la prière, la réflexion, l’accompagnement spirituel), nous n’aurons pas toujours de réponse bien claire, ou au moins pas tout de suite. Pour deux raisons : d’abord parce que Dieu nous traite en adultes, et qu’il y a bien des situations où il désire simplement que nous décidions par nous-mêmes. Ensuite dans un but de purification : si nous étions toujours certains de faire la volonté divine et d’être dans le vrai, nous arriverions vite à une présomption qui serait dangereuse, et qui tournerait facilement en orgueil spirituel. Le fait de ne pas être toujours absolument sûrs de faire la volonté divine est une pauvreté douloureuse, mais qui nous protège : elle nous garde petits et humbles, en constante recherche, elle nous évite de nous appuyer sur nous-mêmes, et d’être dans une sorte de fausse sécurité qui nous dispenserait de l’abandon. pp. 57-58.
Quand nous fixons trop notre attention sur ce qui ne va pas, quand nous en faisons un thème privilégié de conversation, quand nous nous lamentons de problèmes et nous en inquiétons, nous finissons par donner au mal plus de consistance que celle qu’il a en réalité. Il y a parfois une manière de déplorer le mal qui ne fait que le renforcer. p. 83.
La maturité du chrétien est sa capacité à vivre de foi, d’espérance, d’amour. Le chrétien n’est pas celui qui adopte telle ou telle pratique, qui se conforme à telle ou telle liste de commandements et de devoirs, le chrétien est d’abord celui qui croit en Dieu, qui espère tout de lui, qui veut l’aimer de tout son cœur et aimer son prochain. Toutes les prescriptions de la vie chrétienne, la prière, les sacrements, toutes les grâces que nous recevons de Dieu (y compris les expériences mystiques les plus sublimes) n’ont qu’un seul but : augmenter la foi, l’espérance et l’amour. Si elles n’ont pas ce résultat, elles ne servent absolument à rien. p. 108.
Les épreuves que l’on peut traverser dans la vie chrétienne, ces « purifications » dont le langage de la mystique est familier, n’ont pas d’autre sens que d’être un travail de destruction de ce qu’il y a de construit et d’artificiel dans notre personnalité, pour que puisse émerger notre être véritable, à savoir ce que nous sommes pour Dieu. Les nuits spirituelles sont, pourrait-on dire, des appauvrissements parfois très rudes, qui décapent de manière radicale le croyant de toute possibilité de s’appuyer sur lui-même, sur ses acquis (humains ou spirituels), sur ses talents, capacités, et même sur ses vertus. Mais elles sont bénéfiques car elles le conduisent à mettre son identité là où elle est véritablement. Dans la nuit spirituelle, l’homme se voit radicalement pauvre et impuissant à tout bien et à tout amour, il se découvre capable de tous les péchés qu’il y a dans le monde. Cette expérience peut être douloureuse, par exemple quand une personne qui aime le Seigneur traverse une phase où elle ne perçoit en elle pas le moindre atome de ferveur, et même un dégoût profond des choses spirituelles. Avoir donné sa vie à Dieu et se trouver ainsi incapable du plus petit mouvement d’amour envers Dieu, est une souffrance terrible car c’est le sens même de notre vie qui semble perdu. Mais le bienfait de cette épreuve est le suivant : interdire à l’homme toute possibilité de s’appuyer sur le bien dont il est capable, pour que le seul fondement de sa vie devienne la miséricorde divine. Il s’agit d’une véritable révolution intérieure : faire en sorte que je ne m’appuie pas sur l’amour que j’ai pour Dieu, mais exclusivement sur l’amour que Dieu a pour moi. Un prêtre m’a dit un jour en confession : quand tu ne crois plus à ce que tu peux faire pour Dieu, continue à croire à ce que Dieu peut faire pour toi. pp. 157-159