En France, pays dominé par un capitalisme familial, pour 165 000 entreprises de plus de 10 salariés répertoriées, environ 800 sont cotées sur la place ParisEuronext, soit 0,4%. Parmi celles-ci, les 100 premières ont capté, entre 1992 et 2010, 98% des levées de fonds pratiquées sur les marchés ; les 58 géantes ont réalisé 92% de la totalité des investissements des entreprises cotées et versé 89% des dividendes.
Contrairement à la généralisation qui est souvent faite sur les inégalités de revenus, l’écart moyen des rémunérations des dirigeants et des smicards en France n’est que de 1 à 4, parce que les petites et les très petites entreprises représentent 95% des entreprises. Small is beautiful. Il est encore de 1 à 15 pour les plus petites entreprises cotées, de 1 à 52 pour les plus grandes et atteint 1 à 600 pour les géantes. Big is ugly. La taille distend l’échelle des valeurs.
Malgré tout, aussi fort qu’il ait pu être, l’accroissement de la taille de ces dernières ne peut expliquer une augmentation de 1500% des revenus des dirigeants des très grandes sociétés en vingt ans, quand les salaires croissaient parallèlement de 120% en moyenne.
Les grandes entreprises utilisent les mêmes outils universels pour être comprises par tous les financiers du monde. Elles parlent un langage financier commun, essentiellement un sabir anglo-saxon, clair seulement pour le monde de la finance : pay-off, free cash-flows, ROE ou EBITDA ouvrent des horizons aux décideurs que le simple mortel ignore parce qu’il croit, bien à tort d’ailleurs, que cette abstraction est compliquée. Il existe désormais un langage de l’oligarchie financière, fut-il incompris de la plupart de ses contemporains.
L’accélération mimétique de l’économie, le mouvement frénétique pour innover, muter, globaliser dont l’oligarchie financière est le tenant et le promoteur n’auraient pas été possibles sans les outils de gestion, systèmes d’information et de contrôle, qui ont permis la financiarisation du travail et, plus radicalement, son abstraction dans le langage de la finance. Une chose est de décider de fermer des usines ou d’en ouvrir ailleurs. Une autre est d’affronter les hommes et les femmes privés d’activités, les élus locaux ou les fournisseurs abandonnés sur place. La décision froide, rationnelle, indubitable peut s’imposer au vu des résultats financiers, dans les sièges sociaux, avec la certitude de l’intérêt général. La bureaucratie financière a préparé les données, en assurant l’équivalence entre le travail réel et sa contribution au bénéfice. L’oligarchie financière peut trancher dans les chiffres.
L’endettement n’est pas un vice de l’économie de rente, un excès condamnable. Il est la conséquence logique du raccourcissement des cycles de production et de l’obsolescence accélérée des produits de consommation. Il traduit le fait que l’économie de la rente tourne très vite pour assurer les promesses faites aux rentiers et le fait que cette vitesse ne peut pas être absorbée par les revenus de ceux qui sont en activité. Le financement est reporté sur les générations futures.
Si on garde à l’esprit que la valorisation des expériences objective, subjective et collective du travailleur est le cœur de l’économie, on voit que la financiarisation a hypertrophié la dimension objective et qu’elle a atrophié consécutivement les dimensions subjective (la reconnaissance) et collective (la solidarité).
Combien de managers savent aujourd’hui ce que font vraiment les personnes qu’ils dirigent, pour avoir partagé, au moins un temps, leur travail, ou pour avoir observé leur activité ? Les gestionnaires sont devenus des experts du travail abstrait grâce, notamment, aux informations normalisées que fournissent les tableaux de bord, interprétées dans leur sabir anglicisant et conceptuel. Détenteurs et ultimes garants de la rationalité de l’ordre économico-financier global, plus les managers s’élèvent dans la hiérarchie, moins ils observent le travail tel qu’il se pratique. Ils sont en charge du « travail mort », disséqué par les chiffres puis embaumé dans les rapports d’activité. On a pu montrer ainsi que les managers intermédiaires passaient désormais la moitié de leur temps devant leurs écrans informatiques pour alimenter le système d’information et de pilotage financier, bien que près de 90% de l’information ainsi récupérée ne fut utilisée par personne.
Contrairement aux apparences qu’ils se donnent, les managers des entreprises financiarisées ont exploité le travail aussi mal que le firent, en leur temps, les planificateurs soviétiques, trompés, comme eux, par leur outillage normatif. Ils ont créé une bureaucratie terriblement performante mais de moins en moins adaptée au réel et qui a logiquement fini par corrompre le réel.
Thomas d’Aquin affirmait déjà au XIIIe siècle, que le pouvoir central (le roi, en l’occurrence) se définit par trois activités : « corriger, s’il se trouve quelque chose en désordre ; suppléer si quelque chose manque ; parfaire si quelque chose de meilleur peut être fait ». En d’autres termes, le pouvoir hiérarchique supérieur aide, supplée, corrige, mais il ne décide pas à la place de ceux qui peuvent le faire très bien sans lui.