Et, s’il y a cette concorde parfaite de la raison et de la foi, si leur alliance se scelle dans un même acte de connaître, c’est que, pour Origène, l’une et l’autre dérivent du même Principe ; l’une et l’autre ne sont que la modélisation, en l’intellect humain, des deux attributs du Logos, Raison et Parole : c’est une même vérité que me font atteindre la raison naturelle et la foi, comme c’est une même révélation que m’enseignent la Nature et le Livre.
Au fond, ce dont rêvait le philosophe, c’était de mettre son corps entre parenthèses ; l’ascèse est alors une condition de possibilité du déploiement de la pensée, elle n’en est en rien la cause, elle ne lui est pas liée substantiellement : traitement à l’endroit du corps, elle s’inscrit de son côté, elle n’a aucun effet dans la pensée, affaire de l’âme – elle permet juste à celle-ci de déployer sa vraie puissance, en ne laissant pas le corps l’affecter. Une condition n’est une cause : de même que pour Bergson l’heureux fonctionnement de la matière, condition de la mémoire, ne nous dit rien pour tant de son essence, pas plus que du vêtement le clou où il est accroché, de même la macération du corps reste pour le philosophe absolument étrangère à la pensée ; pour le moine, au contraire, elle est déjà, en elle-même, de la pensée : c’est dans l’ascèse qu’il éprouve son corps et son âme présents indissolublement unis. Philosophe et moine ne se construisent nullement le même concept du bios ; pour le philosophe, encore une fois, la « vie » qu’il adopte est en elle-même étrangère à ce qu’elle autorise ; pour le moine, la « vie » est une même chose avec l’âme qu’elle exprime.
La signification chrétienne des homélies contre la gourmandise est inextricablement mêlée à des fragments d’argumentation hippocratique : la légèreté des membres, dont nous aurons à retrouver le sens mystique, l’absence d’un excès d’humidité apparaissent d’abord comme le résultat de la simple santé, et Philoxène en appelle à l’autorité des médecins, que confirme la simple expérience : c’est chez le riche oisif et intempérant, que se rencontre la maladie ; le pauvre, passant sa vie dans le travail et la fatigue, possède la santé ; ce qui n’est pas sans sel, avouons-le, quand l’histoire de la clinique nous démontre que la majorité des maladies étaient imputables à la malnutrition ! Ainsi le savoir médical vient-il fournir un appui non négligeable à la doctrine chrétienne du jeûne et du travail manuel.
Entre gnose et athéisme, le christianisme se tient sur un fil, un tranchant : celui, en l’occurence, que confère à la pensée l’affirmation obstinée de l’histoire comme dimension irréductible. Il y faut la position d’un sens qui ne se ferme sur lui-même ni ne totalise jamais complètement, qui est toujours en même temps donné et retiré ; d’un sens qui n’interdise pas, mais à rebours impose, comme sa manifestation plus certaine, de brutales émergences, de bouleversantes ruptures ; d’un sens, bref, qui n’efface la chronologie, ni à en télescoper les termes, ni à la résoudre au développement, mais en laisse insister l’inquiétant mystère. C’est bien, je crois, le terme juste ; l’histoire est, pour le chrétien, mystère – à la fin des fins, le mystère du christianisme.
S’il est une pensée pour laquelle on ne connaît le pudding qu’à le goûter, pour laquelle les idées justes ne tombent pas du ciel, mais viennent de la pratique, c’est bien, assurément, la pensée monastique.
L’imagination n’est pas de soi source, ou maîtresse, d’erreur, comme on veut souvent, à la va-vite, que professe la tradition classique, mais effet de l’erreur, résultat du péché. Elle n’est pas l’une des facultés naturelles de l’esprit, dont il s’agirait de raréfier l’exercice, de limiter les pouvoirs, de circonscrire le champ où des tâches spéciales puissent lui être assignées, mais le mode unique selon lequel l’esprit appréhende le monde dès là qu’il pèche, c’est-à-dire se complaît en lui-même ; non l’une des facultés naturelles de l’esprit, donc, mais la nature même de l’esprit en tant que déchue ; tout comme la contemplation, où le réel s’impose, est la nature vraie de l’esprit, en tant qu’il prend sur soi, par le sentiment du baptême, le renouvellement que le Christ a, en sa personne, ontologiquement opéré, et retourne à sa nature première, qui est sortie hors de soi et complaisance en cette sortie, en cette extase, sortie immobile.
Ainsi la contemplation peut-elle se définir comme contraire de la pensée propre : pensée de l’Autre. Brisée la particularité imaginaire du moi nouée au mensonge du désir, cassée son autonomie illusoire dont la hâte à représenter est le corrélat, tari le flot des paroles vaines par quoi le désir du corps à l’infini morcelle son mirage, l’expérience indicible devient enfin possible où j’advienne comme singularité, où l’Autre me constitue comme sujet de mon vrai désir.
A l’inverse du discours philosophique [Je pense, donc je suis], lequel se qualifie d’une subjectivité qui ontologiquement, sinon chronologiquement, lui préexiste et qui le pense en pensant cette préexistence même, le discours spirituel [Je suis pensé, donc je suis] est une même chose avec l’opération de subjectivation par quoi le sujet advient, en tant que pensé par l’Autre, par Lui découpé comme irréductible singularité, et totalisé comme une âme, de Lui tenant son unité et son unicité, avant Son opération improbable.
On voit aisément comment, selon qu’elle s’inscrit dans l’un ou l’autre des registres entre lesquels la spiritualité vacille, l’obéissance est susceptible de deux significations absolument contraires :
– casser la demande, pour libérer le désir ; débarrasser le sujet de toute relation imaginaire à l’autre (soit la purification des passions, comme purification de l’imaginaire où se méconnaît le désir) ; le délivrer de son moi pour l’introduire à l’Autre ; l’obéissance à l’ancien, au maître spirituel, n’a pas d’autre fin que de dissoudre le moi, pour qu’apparaisse le sujet ;
– casser la demande, pour que s’en évanouisse le désir ; broyer l’un, en interdisant l’autre ; confondre, dans la même haine de tout ce qui dit « je », le moi et le sujet. La condamnation du « propre » (de la volonté, de la pensée, de la parole) n’a pas d’autre sens, alors, que d’envelopper l’impératif où tout maître s’impose : cède sur ton désir. A rebours, exactement, de l’obéissance à l’ancien, cette obéissance capture le désir du sujet dans les rets les plus serrés de l’imaginaire le plus épais.